Au milieu des années 1980, François-Henri Pinault, l’actuel patron du groupe Kering (propriétaire de Gucci, Yves Saint Laurent, Balenciaga…), sort à peine de l’adolescence quand il déboule dans le bureau de son père, François Pinault, qui a déjà construit un empire industriel. Le fils présente au père une brochure intitulée «Comment devenir expert-comptable en deux ans», pour lui montrer à quel point les grandes études – qu’il a démarrées parce que ce dernier voit en lui son successeur – l’accablent. «Rentre à la maison travailler, tu continues», réplique le père. François-Henri Pinault finira par intégrer sur concours la meilleure école de commerce française (HEC) et par reprendre la tête de l’empire familial.
C’est lui en effet que le patriarche désigne pour devenir son double, entre une sœur aînée et un frère cadet qui lui cèdent volontiers la place. «J’aime mes enfants autant les uns que les autres, mais dès l’adolescence je me suis dit que ce serait François», concède le patriarche dans le livre «Successions: l’argent, le sang et les larmes» (Ed. Albin Michel), formidable enquête de Raphaëlle Bacqué et Vanessa Schneider. Ces deux journalistes au «Monde» ont passé à la loupe la transmission du pouvoir dans les grandes dynasties du capitalisme français. On découvre grâce à elles qu’hériter du fauteuil du boss ne donne pas seulement accès au sommet de la chaîne alimentaire et à une fortune colossale, mais qu’il faut aussi souvent oublier ses désirs pour se conformer à ceux d’un géniteur tout-puissant, endurer les rivalités et quelques humiliations. Des destinées violentes, comme le pouvoir.
«On s’est rendu compte que, au-delà des successions patrimoniales, ces histoires touchent à quelque chose d’universel. Rivalités dans les fratries ou entre générations, volonté d’écraser de certains pères, histoires d’amour mal soldées, divorces qui laissent des traces… On retrouve toute la palette des émotions humaines dans ces familles, sauf que les enjeux sont plus importants, parce que ça peut avoir des répercussions sur des emplois, une région, une multinationale», nous confie Vanessa Schneider. Si chaque histoire dynastique est aussi singulière que le sont toutes les familles du monde, aucun de ces clans n’ignore qu’il y a les clés d’une entreprise à confier et que, contrairement aux monarchies, aucun ordre de succession n’est établi. Dans ce cénacle, tout dépend du bon vouloir du père. «C’est un effet de génération. La plupart des grands patrons français sont sexagénaires, voire septuagénaires, et c’est effectivement assez masculin, mais les filles arrivent. Si on faisait «Successions» dans dix ou quinze ans, elles seraient plus présentes», précise Raphaëlle Bacqué. En attendant, être destiné au trône s’inculque dès le plus jeune âge chez certains, comme dans la famille de Bernard Arnault, PDG du groupe de luxe LVMH, qui a suivi scrupuleusement le parcours scolaire de ses cinq enfants, issus de deux mariages différents, avant de les intégrer dans l’entreprise pour mieux jauger leurs compétences. «Il est notre père, bien sûr, mais aussi notre patron», résume Alexandre Arnault auprès des journalistes. Les enfants sont également invités à confier ce qu’ils pensent de chacun. «lls me disent les forces et les faiblesses des uns et des autres et je crois qu’ils me parlent sans détour», affirme le milliardaire, selon lequel reprendre les commandes d’un empire «est tout de même un sacerdoce».
Il est vrai que les héritiers peuvent se contenter d’empocher les dividendes et mener une existence de rentier, néanmoins aguerri aux conseils d’administration. C’était le cas de Liliane Bettencourt, première actionnaire de l’empire familial L’Oréal, c’est encore le cas de sa fille Françoise Bettencourt Meyers. Ou de nombreuses lignées à descendance multiple dont la fortune a été amassée plusieurs générations auparavant, des Hermès aux Peugeot, en passant par les Mulliez, propriétaires de 130 marques, dont Decathlon. Dans cette famille de catholiques du nord de la France, on préfère rouler en voiture d’occasion qu’entrer en bourse, et rappeler les aphorismes familiaux tenant lieu de mode de vie, tels que: on est là pour servir, pas pour se servir. «Il existe deux types de familles, observe Vanessa Schneider. D’un côté, celles de gens partis de rien, qui ont été très visionnaires, travailleurs, audacieux, comme c’est le cas de François Pinault, et, de l’autre, des familles d’héritiers qui ont la hantise d’être la génération qui va faire tout capoter. On sait que l’on n’est que de passage, comme les générations avant nous, et qu’il faut transmettre en aussi bon état, voire en meilleur état, l’entreprise à ses enfants.» Jérôme Seydoux, propriétaire du géant du cinéma Pathé, fait partie des deux catégories, héritier de la famille Schlumberger par sa mère et entrepreneur visionnaire. A 88 ans, il refuse surtout d’envisager sa propre succession. «Non seulement il n’a pas formé ses enfants pour lui succéder, mais chaque fois qu’il a formé en interne un cadre ayant gravi les échelons jusqu’à envisager d’être son successeur, il l’a limogé brutalement», note Vanessa Schneider.
La recette d’une succession dynastique réussie circule, qui permettrait d’assurer l’éternité de son pouvoir et de son nom: «Choisir un héritier à l’avance, le former, ne pas l’écraser.» Certains sont brandis en guise de contre-exemples, tel «le cas Arnaud Lagardère». Fils unique du magnat Jean-Luc Lagardère, il démantèle l’empire depuis la mort de ce dernier, préférant attendre ses enfants à la sortie de l’école que régner, et mène grand train, malgré les usages de son monde qui préconise la discrétion et l’obsession du travail. «Je suis le vilain petit canard, je ne suis pas de l’establishment», confie-t-il aux journalistes du «Monde». Touchant aussi lorsqu’il évoque son père: «Je ne lui arrivais pas à la cheville. Je ne lui arrive toujours pas à la cheville, mais on n’arrive jamais à la cheville de ses idoles.» Derrière l’héritier, un petit garçon toujours ébranlé par le sanglant divorce de ses parents. «Une succession réussie n’est pas une affaire d’argent, ni même de diplôme d’ailleurs, mais d’abord d’équilibre psychologique et de désir de succéder sans avoir l’impression de se conformer au désir du père», constate Raphaëlle Bacqué.
Une méritocratie, même chez les élites? Ce concept désignant une société où seuls les méritants obtiendraient une place au soleil est de plus en plus discuté, alors que les dynasties prospèrent même dans le showbiz. Familles Gainsbourg, Brasseur, Dutronc, Cassel… A force de voir briller, sur les affiches et les podiums, Maya Hawke (fille d’Uma Thurman et Ethan Hawke), Lily-Rose Depp (fille de Vanessa Paradis et Johnny Depp), Kaia Gerber (fille de Cindy Crawford) ou les descendantes de Meryl Streep, certains ont baptisé cette nouvelle caste «nepotism babies», les bébés du népotisme. Parfois, c’est le grand chelem, comme ce film à venir réalisé par Destry Spielberg (fille de Steven Spielberg), écrit par Owen King (fils de Stephen King), avec Hopper Penn (fils de Sean Penn et Robin Wright) à l’affiche.
Ce qu’il leur est reproché? Nier souvent leurs privilèges, soit une enfance entourée de directeurs de casting. «J’ai beaucoup plus à prouver, vu d’où je viens», assène par exemple le mannequin Ireland Baldwin, fille de Kim Basinger et Alec Baldwin. Et si c’était vrai? Après tout, hériter de parents surpuissants signifie souvent avoir grandi à l’ombre de personnalités égocentriques. «Plus le narcissisme des parents est grand, plus il sera difficile de leur succéder, parce qu’une personnalité narcissique ne peut pas concevoir que quelqu’un prenne sa suite. Et si porter un patronyme connu offre d’extraordinaires facilités, le regard extérieur est également écrasant», rappelle le psychanalyste Patrick Avrane, auteur d’«Hériter: une histoire de famille» (Ed. PUF). Mais dans les grandes familles industrielles, on en parle rarement. Sauf quand deux grandes reporters du Monde arrivent à mettre un pied dans la porte.
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