- Dans l’épilogue de votre livre, vous mentionnez sans le nommer un milliardaire qui se désole de ne pas obtenir sa carte de membre du Corviglia Club de Saint-Moritz, club considéré comme le plus sélect de la planète. C’est qui, ce malheureux?
- Fabrice d’Almeida: Je ne trahirai pas son identité. Mais je vous donne quand même un indice: il s’agit d’un milliardaire tessinois vivant à Zurich. Si j’ai cité ce cas, c’est parce qu’il est emblématique d’une facette psychologique des plus grosses fortunes. Ils se sentent toujours ou presque comme le pauvre de quelqu’un d’autre. Même Elon Musk, Jeff Bezos ou Bill Gates trouveront quelqu’un qui pourra les regarder comme des pauvres.
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- C’est une histoire d’insatisfaction permanente, même quand on est assis sur des milliards?
- Oui, c’est bizarre, mais c’est un monde sans fin. Et comme les choses fluctuent assez vite, notamment les valeurs boursières, ce monde des ultra-riches vit avec la hantise de l’effondrement et avec l’obsession de la croissance. Tant que leur action monte, cela agit comme un dopant. Et quand cela commence à gripper, ils souffrent le martyre.
- Dans ce siècle et demi de milliardaires que vous décrivez, quels sont leurs points communs?
- Il y a d’abord des points communs économiques et financiers: toutes ces figures ont un niveau de richesse qui leur permet d’acheter l’inaccessible pour le commun des mortels, un yacht à 100 millions d’euros par exemple, comme s’ils achetaient une simple voiture. Et puis, chez la plupart de ces milliardaires, il y a une exigence de travail assez forte. On moque souvent les héritiers de ces empires économiques et industriels; or la majorité d’entre eux ne sont pas oisifs, ils restent attentifs à l’évolution de leurs activités.
- On imagine pourtant que la plupart des héritiers délèguent la marche des affaires à des escouades de gestionnaires et d’avocats.
- Ils le font, mais il y a un niveau à partir duquel on ne peut pas tout déléguer. Bien sûr, il y a des héritiers qui tournent mal, qui ont des problèmes de drogue, par exemple – comme Rausing, héritier de Tetra Pak. Mais malgré cela, ce dernier n’a pas pour autant totalement délaissé ses obligations.
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- Autres points communs entre ces immensément riches?
- Ils détestent être captifs d’un lieu et donc ressentent le besoin de moyens de transport efficaces. L’avion privé est même désormais l’élément de définition par excellence de leur caste. Le jet privé leur permet de s’échapper sur un coup de tête. Ils peuvent changer de destination en plein vol. Après avoir donné un plan de vol pour une ville italienne, ils optent après le décollage pour Marrakech, comme me l’a raconté un de ces ultra-riches. En l’occurrence, le pilote était inquiet de ce changement improvisé et craignait que les autorités marocaines ne refusent leur atterrissage. Mais le multimillionnaire de le rassurer: à force d’aller se poser à Marrakech, il connaissait tout le personnel de la tour de contrôle et pouvait donc arranger ça directement par radio.
- A force de pouvoir tout obtenir, les super-riches sont-ils blasés ou bien ont-ils encore des enthousiasmes, des passions?
- Ils conservent le goût des choses extraordinaires. Des objets extraordinaires, des rencontres extraordinaires. William Randolph Hearst, le magnat américain de la presse, voulait par exemple rencontrer Hitler. D’autres se passionnent pour l’art et recherchent la pièce qui leur manque.
- Et il y a le luxe, le vrai luxe, très cher, qui leur sert aussi de divertissement?
- Oui, c’est indéniablement une facette de la vie de la plupart de ces super-riches. Le luxe s’apparente à la richesse. Il faut d’ailleurs distinguer deux types de luxe aujourd’hui: le luxe accessible – moyennant quelques sacrifices – à une grande partie des gens et le luxe réservé aux milliardaires. Une employée de chez Hermès m’a dit que certains sacs sont réservés aux très riches. Il y a un modèle célèbre à 8000 euros qu’on doit attendre des mois selon le coloris choisi. C’est le produit des vrais riches. Et à côté, il y a d’autres modèles, mais disponible tout de suite et à 1600 euros, pour les gens «normaux».
- Et le luxe a plus que jamais produit lui-même de grandes fortunes ces dernières décennies.
- Oui, c’est d’ailleurs la grande intelligence de Bernard Arnault dans les années 1980. Il a compris qu’avec la mondialisation, avec l’abaissement des tarifs douaniers, on avait créé des niveaux d’enrichissement inédits partout dans le monde. Il l’a si bien compris que c’est lui qui a implanté le premier commerce de luxe en Chine.
- Les 2700 milliardaires actuels dirigent-ils le monde, selon vous?
- Mon impression, c’est en effet qu’ils détiennent les clés de l’avenir grâce à leurs capitalisations gigantesques. Musk est devenu une tête pensante de l’exploration spatiale, presque avant la NASA. C’est quand même stupéfiant, ce transfert de responsabilité, de leadership.
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- Et pourtant, vous écrivez aussi que les Etats commencent à se rebiffer, à relever la tête face à ces groupes privés.
- Oui, car on observe des mécontentements populaires partout. Et les populistes, même quand ils se prennent un leader milliardaire, ils estiment que l’argent doit aller vers leur pays. Trump, pour ne pas le nommer, a pris une décision hautement symbolique en mettant à la porte une grande industrie chinoise. Cela signifie qu’on remet des frontières, qu’on diminue le niveau de mondialisation et qu’on va pouvoir mieux contrôler les riches. Ce mouvement – qui s’est accentué depuis les années 1980 – de voir surgir de plus en plus de riches, eux-mêmes de plus en plus riches, est peut-être en train de ralentir.
- C’était vraiment une décision collective, cette mondialisation qui a produit ces fortunes individuelles démesurées?
- Oui, je pense que c’est en bonne partie dû à une intelligence collective. Je ne crois pas du tout aux théories complotistes selon lesquelles ce sont des petits groupes réunis à Davos ou ailleurs qui ont mis en place ce modèle inégalitaire. Je pense aussi que cela peut s’arrêter. Il est tout à fait réaliste que technocrates et politiques se réapproprient l’investissement, et de revenir à un système comme celui de la France dans les années 1960, par exemple.
- Mais pour cela, il faudra encore élire des Mélenchon ou d’autres populistes pour redonner le leadership à l’Etat, non?
- Non, je pense que ce sont d’abord des grands mouvements de mentalité qui sont décisifs. Et ces mouvements prennent de l’ampleur au moment où la guerre revient en Europe. Or la guerre a toujours été, dans l’histoire, un contexte où on exigeait des riches qu’ils partagent les efforts et les contraintes. S’ils ne le font pas, ils prennent de gros risques. Cette génération post-années 1980, dite néolibérale, est en train de vieillir. Cette caste doit être plus agressive, comme Musk par exemple, pour tenir tête à des employés qui n’acceptent plus de se faire exploiter.
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- Quel rôle jouent les dossiers écologiques désormais incontournables dans ce possible changement de paradigme économique après quarante ans de mondialisation et donc d’enrichissement infini?
- C’est une grosse contrainte, en effet. Selon le sociologue Bruno Latour, les riches se sont mis à avoir un comportement de prédateurs après la publication du rapport Meadows, très alarmiste sur l’avenir du monde, il y a cinquante ans. Les riches se seraient dit: «Tout est foutu, donc autant se goinfrer.» Mais je crois quand même qu’une bonne partie d’entre eux sont aujourd’hui moins cyniques et prêts à accepter de nouvelles contraintes.
- Le milliardaire que vous détestez le plus?
- Sans hésitation: Jeffrey Epstein.
- Votre milliardaire préféré?
- Je ne l’ai pas mis dans le livre: le vieux Marcel Dassault. C’est quand même un une personne nationalisée trois fois et qui remonte son entreprise trois fois. Il a payé ses impôts. C’est un juif qui a survécu à son internement durant la Seconde Guerre mondiale. C’est un destin qui me touche.
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