Nous l’avons tous croisé. Cet aimable «idiot du village» qui déambule sur les lieux devant le magasin du quartier, au bord du lac ou sur la place du marché. Il pourrait presque faire partie du paysage, et pourtant, il nous gêne un peu. Parce que cet individu burlesque qui transgresse les conventions vestimentaires, sociales ou morales, décidément… il n’est pas comme nous, hein?
On se demande, au fond, s’il n’est pas fou. «On est à la lisière entre ce qui relève de la norme et de la pathologie. Les originaux s’inscrivent encore tout juste dans la norme. On pourrait qualifier ça de grande excentricité», analyse Philip Jaffé, psychologue et professeur à l’Université de Genève. «La ligne entre normalité et folie est fine. Finalement, ce qui compte, c’est la définition de la société», complète Christian Staerklé, professeur de psychologie à l’Université de Lausanne.
Petit passage par l’étymologie: à l’origine, le mot «idiot» ne désigne pas quelqu’un de sot, mais plutôt de particulier, en marge de la société, qui ne participe pas à la vie publique. «La différence d’une personne peut être bien acceptée du moment qu’elle reste gentille, ne se montre pas imprévisible ou dangereuse. Sinon, elle sera rapidement marginalisée et mise à l’écart. On dira aux enfants de s’en méfier», constate Christian Staerklé. «Le soupçon de la folie tombe très vite. Vous pouvez être catégorisé comme fou en deux minutes, rappelle la sociologue Laurence Kaufmann. C’est triste, car l’anormal, l’étrange peut être aussi vu comme poétique, une manière de renverser le prévisible, l’ordre établi.»
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Une liberté décomplexée? Vus comme socialement incompétents, voire «inutiles», les originaux jouent pourtant un rôle indispensable. «Ils permettent de nous désinhiber, affirme Laurence Kaufmann. Il y a quelque chose de libérateur dans leurs transgressions douces.» Selon Philip Jaffé, «en se moquant de notre conformité, ils viennent nous rappeler que nous sommes des moutons et nous font réfléchir sur nous-mêmes. Finalement, nous ne sommes pas obligés de nous limiter à notre existence toute triste.» Imperméables aux goûts d’autrui, ces personnages qui poursuivent leur but, indifférents au jugement d’autrui, nous amènent à nous demander si l’on ne passe pas à côté de quelque chose. «Beaucoup de gens dans notre société se posent cette question: est-ce que je me réalise? Est-ce que je suis vraiment ma vocation? Ma vie a-t-elle un sens?» constate Olivier Massin, professeur de philosophie à l’Université de Neuchâtel.
«Les originaux nous gênent, car ils ont le courage d’être à contre-courant et nous renvoient à notre propre lâcheté, ajoute le philosophe. Aujourd’hui, on n’ose plus dire ce qu’on pense, par crainte d’être porté en porte-à-faux et par conformisme.» Libérés et décomplexés, les originaux nous désarçonnent: «Qu’on soit face à des individus qui se fichent totalement du groupe ou à quelqu’un de courageux qui assume sa différence, nous sommes pris au dépourvu. Nous n’avons aucune prise sur eux. Ils poursuivent leur bonhomme de chemin, en suscitant à la fois admiration et inquiétude.»
L’écrivain et enseignant genevois Florian Eglin le reconnaît de bonne foi: «Pour ma part, même si j’ai de l’affection pour les gens qui sortent du cadre, je suis assez rangé. Ces marginaux me dérangent un peu. Et pourtant, ils sont un élément constructeur et destructeur essentiel. C’est un besoin généré par le système, un bug inhérent. Or c’est le bug qui permet de procéder à des améliorations.» Pour l’auteur, l’originalité constitue-t-elle une source d’inspiration? «Source d’inspiration ou source de résignation… cela dépend de nos souhaits ou des pulsions qui nous animent. La première chose que l’on apprend aux enfants est que la liberté a des limites, qu’elle s’arrête où commence celle des autres. Ces originaux interrogent sainement le permis et l’interdit. Et puis ils nous permettent de nous situer par rapport à ce que le groupe tolère ou pas. Les limites peuvent évoluer.»
Olivier Massin abonde en ce sens. Selon le philosophe, les marginaux ont une fonction d’indicateur indispensable «pour savoir si l’on se trouve ou non dans un régime totalitaire. Dès lors que les signes de rejet de l’originalité se multiplient et que l’on tente à tout prix de rallier au groupe les «brebis égarées», c’est inquiétant. Ces personnes exercent une saine pression sur la société, même lorsqu’elles clament des absurdités.» Avec leurs idées parfois farfelues, les loufoques nous poussent à remettre en question nos acquis et nos certitudes absolues. «Il faut se méfier d’une mise au ban trop rapide des discours divergents.»
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Alors, aujourd’hui, sommes-nous vraiment tolérants? «Je ne sais pas si on devient plus tolérant, ou plus indifférent, réplique Frédéric Mairy, syndic dans la commune de Val-de-Travers (NE). Dans nos campagnes, on sent une plus grande ouverture d’esprit sur certains thèmes sociétaux. Mais certains comportements sont si décalés et isolés qu’ils ne s’inscrivent pas dans cette évolution.» En revanche, le politicien s’inquiète d’«une véritable polarisation des débats, notamment sur les réseaux sociaux. Les gens donnent des opinions très radicales et tranchées, sans prendre en compte la différence.» Olivier Massin constate le même phénomène: «Une idéologisation très forte face aux originaux. On a tendance à se cloisonner dans des groupes de plus en plus petits et radicaux. La seule bonne réaction reviendrait à corriger l’autre ou à l’anéantir. C’est normal qu’une société ait ses règles, des normes communes autour desquelles se réunir, mais il faut que ce soit fait avec tolérance.»
Nous aurions au contraire tout avantage à nous ouvrir: «Depuis Mai 68, constate Philip Jaffé, nous sommes une société plus diverse et bariolée. Fini l’Homo helveticus calfeutré derrière sa barrière, nous vivons un véritable brassage de courants et de cultures, d’où naissent des couleurs. Des personnes considérées autrefois comme folles sont aujourd’hui simplement excentriques ou loufoques.»
Qu’on les considère comme géniaux ou bizarres, les originaux nous obligent à repenser les limites entre la normalité et la folie – et nous ouvrent, entre ces deux étiquettes, tout un espace de créativité et d’inventivité.
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Quelques originaux suisses à travers l’histoire
Bien que la définition d’excentrique varie en fonction du contexte sociopolitique, certains personnages historiques restent encore aujourd’hui considérés comme originaux. Présentation de Suisses loufoques, entre la seconde moitié du XIXe et le XXe siècle.
1. Joseph-Samuel Farinet (1845-1880) Le faux-monnayeur valaisan
En cavale presque toute sa vie entre le Valais et l’Italie, Farinet a été accusé à maintes reprises d’avoir fabriqué de la fausse monnaie. Surnommé le Robin des bois des Alpes, le personnage a inspiré Cosey pour sa bande dessinée «A la recherche de Peter Pan» et a été repris au cinéma ainsi que dans la littérature. Aujourd’hui encore, il est célébré sur la plus petite vigne du monde, à Saillon (VS).
2. Marguerite Weidauer-Wallenda (1882-1972) Foraine férue de cinéma
Passionnée par l’arrivée de ce qui est aujourd’hui reconnu comme le septième art, elle acquiert un cinématographe pour traverser la Suisse et projeter ses films muets. Après ce cinéma ambulant, elle entre en possession du premier grand 8 de Suisse et part en tournée à l’étranger! Elle terminera ses jours dans la commune de Nidau, dans le canton de Berne.
3. Elisabeth de Meuron (1882-1980) L’aristocrate de Berne
Entre son apparence loufoque, son cornet acoustique, ses crises de colère soudaines et son comportement distant envers ses enfants, Elisabeth de Meuron a été poursuivie jusqu’à sa mort par sa réputation d’excentrique originale. Héritière d’une grande fortune immobilière, elle a vécu une vie haute en couleur: ses concours hippiques étaient reconnus loin à la ronde.
4. Dällebach Kari (ou Karl Tellenbach) (1877-1931) Le coiffeur désespéré
A la suite d’un amour infortuné, ce coiffeur de la ville de Berne change radicalement de caractère, vers 35 ans, ce qui lui vaudra d’être reconnu comme l’original de la ville. Malade, il met fin à ses jours en sautant depuis un pont. Sa vie, entourée d’anecdotes, est aujourd’hui romancée notamment à travers le film hommage de Kurt Früh «Dällebach Kari» (1970).