Irina, 43 ans a fui avec sa famille:
«Nous sommes ici, mais notre tête est restée là-bas»
Irina soupire. «Les enfants… ça va. Au moins, elles n’ont pas vu les horreurs de la guerre.» Assises avec les adultes autour de la table, Anna, 9 ans, et Arina, 14 ans, restent stoïques, le visage fermé. La grande fait mine de se plonger dans son smartphone, la petite tripote ses ongles, seul signe apparent de sa nervosité. Le cadre, le salon de la maison du lieutenant baillival, demeure patricienne du bourg médiéval de Romainmôtier dont la façade s’orne d’un drapeau bleu et jaune, est somptueux. Mais les larmes coulent sur les visages des adultes. D’abord silencieux, Vladimir s’anime. Son regard bleu plongé dans le nôtre s’embue, les mots se bousculent. «Il ne sait pas comment exprimer ce que son âme ressent. Ce qu’il veut dire, c’est que même s’ils sont partis, ils sont toujours là-bas», traduisent Michel Blanc et son épouse ukrainienne, Valentina.
A 74 ans, Vladimir, qui a combattu en Afghanistan, ne voulait pas quitter le pays, pas plus que son épouse Tatjana, 66 ans. Au bout de quelques instants, cette dernière se lève, quitte la pièce. La discussion lui est trop insupportable. Lui évoque tous ceux qu’ils ont laissés derrière eux. Ce voisin qui s’est fait tirer dessus par des Tchétchènes. Ceux qui ne peuvent plus partir ou qui ont refusé, comme cette mère d’un bébé de 6 mois qui a voulu rester auprès de son mari. Chaque jour, chaque heure se passe à consulter les téléphones pour avoir des nouvelles.
>> Lire aussi: Hommage aux enfants ukrainiens
Dimanche, l’époux d’Irina n’a pas donné de nouvelles. Aurait-il voulu partir? La réponse ne vient pas. Mobilisable, il ne le pouvait pas. Les siens, après les premières attaques qui font trembler les vitres de la maison, sont parmi les premiers à fuir en voiture, par les petites routes, vers l’ouest. «Déjà ce jour-là, c’était compliqué de circuler, l’autoroute était bloquée.» En chemin, ils voient des parachutistes russes, des colonnes de tanks. Ils passent deux jours dans les Carpates. Puis Budapest. Et, enfin, la Suisse. Dès les premières bombes, Michel Blanc et son épouse Valentina, elle-même Ukrainienne, signalent à leurs connaissances que leur maison leur est ouverte. Ils connaissaient Irina par le biais de leur propre fille, Zoriana: les deux adolescentes ont fréquenté les mêmes bancs d’école, les mêmes cours de danse lorsque les Blanc vivaient à Kiev – ils sont rentrés en Suisse au moment de la pandémie.
Irina finit par les appeler. «Elle pleurait, elle disait qu’elle ne savait pas où aller, raconte Valentina. Personne ne pensait que la situation allait durer. Et puis, c’est très difficile pour eux d’accepter d’être accueillis. Ils ne veulent pas déranger. Nous, Ukrainiens, sommes très fiers, peut-être parfois trop fiers. Même ce terme de réfugiés, ils le rejettent.» Elle veut expliquer. «Tu es indépendant, tu as ton travail, ta maison, et tout d’un coup, tu n’es plus rien. C’est si dur. Je suis contente, ajoute-t-elle, qu’Irina ait décidé de s’arrêter ici.»
A plusieurs reprises, en nous parlant en ukrainien et en se tournant vers elle, les adultes expriment leur reconnaissance à Valentina. «Ils passent leur temps à me dire merci. Mais c’est normal! Comment ne pas les accueillir!» A son tour, l’émotion l’envahit. Elle a, elle aussi, de la famille en Ukraine, tante, neveux, désormais «regroupés dans deux, trois maisons d’un petit village. Tout le monde a fui la ville, les villages autrefois abandonnés sont désormais pleins d’habitants.» La résistance de la population à l’assaillant russe, qui a frappé le monde entier ces deux dernières semaines? Michel Blanc explose. «C’est un sentiment qui bouillonne en eux depuis des siècles, qui vient du ventre. Les générations actuelles ne veulent plus entendre parler des Russes, des dictateurs, de Poutine!»
>> Lire aussi: Trois destins d’enfants ukrainiens déjà inoubliables
>> Lire aussi: Soutenir les enfants emportés par la guerre (édito)
Le soir, autour d’un bon repas, la maisonnée agrandie depuis maintenant dix jours essaie «de passer un bon moment, d’échanger, de rire». Difficile avec l’incertitude et les nouvelles qui ne laissent pas entrevoir d’issue rapide. «Ce matin, Anna a demandé quand est-ce que nous allions rentrer à la maison», souffle sa mère. Arina, elle, a pu accompagner sa copine à l’école à Vallorbe, où elle a été interrogée par les élèves sur ce qui se passait. Quand ils lui ont demandé si Volodymyr Zelensky était un bon président, elle a répondu dans son bon anglais: «Je ne sais pas s’il est bon, mais il est, en tout cas, meilleur que Poutine!» Les rires fusent. Elle qui participait à des compétitions de danse de salon s’inquiète d’avoir perdu son partenaire et de pouvoir maintenir son niveau. «Elle était en pleine préparation de grandes compétitions», indique sa mère. «J’aimerais retrouver mes amis, ma maison, ma famille», murmure l’adolescente.
Les arrivants «ont bien compris qu’ils devaient attendre», glisse Michel Blanc. Qui se montre agacé par «la lenteur des décisions suisses» et l’incertitude autour de leur statut – quelques heures après notre rencontre, le vendredi 11 mars, le Conseil fédéral annonçait l’activation, pour la première fois depuis sa création dans les années 1990, du statut de protection S, qui donne accès immédiat au marché du travail pour les adultes et à l’école pour les enfants, et à demeurer en Suisse pendant une année au moins.
Après la panique des premiers jours, une certaine routine commence à se mettre en place. Les Blanc organisent des virées en voiture pour faire les courses ou découvrir les alentours. Parce que Vladimir pense constamment au jardin qu’il a dû abandonner et tient absolument à se rendre utile, son hôte lui a proposé de s’occuper de tailler les arbres entourant la maison. Pour l’heure, la famille d’Irina se trouve à l’abri, bien accueillie. Nous nous tournons vers la plus petite, devenue la mascotte de la maisonnée. Anna a-t-elle envie d’aller à l’école? «Oui, nous répond-elle d’un trait. En Ukraine.»