Vieux? Si je veux! Car désormais, chacun peut refuser ce label. Au moins jusqu’à la perte d’autonomie… Et c’est une petite révolution du siècle dernier puisque, longtemps, la question de la vieillesse, si on avait réussi à arriver jusque-là, fut surtout synonyme d’indigence: elle foudroyait quand on ne pouvait plus subvenir à ses besoins en trimant… Mais sous la pression sociale, le XXe siècle crée l’assurance retraite, et l’on s’intéresse soudain à la question de l’âge alors que l’espérance de vie double. Paraissent même dans les médias les premiers reportages sur des centenaires, dont on vante «l’autonomie, les activités, l’esprit vif et taquin, c’est-à-dire des caractéristiques que l’on associe volontiers à la jeunesse.
Et en même temps que cela inaugure l’idée de vieillir en bonne santé, cela fait reculer l’âge d’entrée dans la vieillesse», comme le raconte Dominique Dirlewanger, historien à l’Unil et auteur des «Couleurs de la vieillesse, Histoire culturelle des représentations de la vieillesse en Suisse et en France» (Ed. Alphil). L’âge de la vieillesse recule encore quand se dessine une nouvelle génération, à l’autre bout du spectre: la jeunesse.
«Dans la décennie 1960-1970, la massification et l’allongement de la durée des études, ainsi que les yéyés et Mai 68, vont aboutir à une affirmation très positive de la jeunesse. Qui va ensuite inonder nos représentations cinématographiques, médiatiques, publicitaires, commerciales… et contaminer les autres âges, poursuit l’historien. Les personnes âgées se mettent alors à adopter des modes de consommation associés à la jeunesse: sortir au cinéma, profiter de vacances au bord de la mer avec leur retraite. On parle même des grandes vacances de la vie pour évoquer cette période, une expression qui montre qu’on l’associe à l’adolescence…»
Au XXIe siècle, nouveau coup de jeune pour tous avec la notion d’âge subjectif: celui dans lequel on a envie d’évoluer. Et peut par exemple pousser une star du rock telle que Mick Jagger à devenir père pour la huitième fois, à 73 ans, avec une compagne de 43 ans de moins… «Jusqu’à 30 ans, l’âge d’état civil et l’âge subjectif sont à peu près semblables. Mais on a ensuite tendance à avoir une perception subjective de son âge inférieure à son âge réel», confirme Christian Heslon, enseignant chercheur en psychologie de l’âge et auteur de «Psychologie des âges de la vie adulte» (Ed. Dunod).
Il s’est notamment intéressé à l’écart entre l’âge chronologique (celui de l’état civil) et l’âge subjectif lors des fêtes d’anniversaire après la trentaine, puisque «l’anniversaire est effectivement la fête de notre âge d’état civil, tout en mettant en jeu l’âge subjectif: est-ce que j’ai envie de fêter mon âge? Est-ce que je me sens vieux? En pleine forme? Et on le fêtera de manière plus marquée si l’on se sent encore jeune, d’autant plus si les autres nous disent qu’on ne fait pas notre âge.»
Avoir éternellement 25 ans dans sa tête est d’autant plus facile que la période est au brouillage des âges: «Nous avons quitté une culture hyper-normative où correspondait, à chaque âge, une tâche de la vie prédéterminée: faire des enfants, avoir un travail, se marier, prendre sa retraite… Aujourd’hui, tout est presque possible: avoir des enfants tard, faire des études à tous les âges, prendre sa retraite tôt ou tard, prendre sa retraite et retravailler, ajoute Christian Heslon. Et selon la catégorie sociale et la génération à laquelle on appartient, on se sentira plus ou moins jeune ou vieux. Sans oublier le fait que les savoirs circulent et que la transmission ne se fait plus seulement dans le sens des plus vieux vers les plus jeunes. Il y a des échanges mutuels.»
En 1970, Simone de Beauvoir publie «La vieillesse», un essai de 600 pages sur la place des personnes âgées dans la société. Elle a 62 ans et tandis qu’une journaliste lui demande si elle ne trouve pas le fait de vieillir «terrible», elle répond calmement: «Ça m’a semblé terrible à un certain moment de me dire: «Je vais vieillir», ça s’est produit vers 50, 55 ans. Cette impression d’une ligne à franchir, tous les gens, hommes et femmes, l’éprouvent. Ça peut être très tard, à 70, 75 ans, ou très tôt. Il y a des gens qui se sentent vieux à 40 ans. Ça dépend beaucoup de la santé, des conditions économiques, des possibilités de travail (…) Maintenant je vis en regardant devant moi.» Mais la journaliste insiste. N’est-ce pas encore plus terrible pour une femme de «ne plus plaire»? «Préjugés», réplique la philosophe. Car il reste un âge qui a du mal à s’affranchir des normes: celui de la femme passé 50 ans.
Dans «Qui a peur des vieilles?» (Ed. Les Pérégrines), un essai vivifiant ponctué de témoignages d’anonymes, de chercheuses, d’intellectuelles et d’actrices, la journaliste et romancière Marie Charrel déroule les faits socio-historiques qui ont conduit à ce que la vieillesse foudroie encore les femmes avant les hommes, entre disqualification de leur corps, injonctions à traquer les rides, etc., comme si les représentations se cantonaient au rôle de séductrice fanées. «Pourquoi une ride serait moche? C’est une construction sociale de dire qu’un visage doit être parfaitement lisse pour être beau, constate-t-elle. Il y a encore des choses à déconstruire, car nous sommes dans des sociétés qui vieillissent et si l’on ne se voit pas tel que l’on est à l’écran, il y a un moment où l’on va tous être malheureux. Et pour les jeunes filles, c’est également problématique de ne pas pouvoir se projeter dans l’âge.»
Et pourtant, même si elle est doublement conquise du côté des femmes, l’âge finit aussi par être une émancipation, comme l’écrit Marie Charrel: «Vieillir, c’est peut-être se sentir exclue, mais c’est également percevoir une libération, un remodelage de l’identité.» Et de citer l’icône féministe Gloria Steinem, décrivant sa perception de l’âge, à 85 ans: «On redevient soi-même! Avec soulagement. Enfin débarrassée des contraintes imposées par notre genre. Entre 12 et 60 ans, les hormones et les jeux de rôle assignés aux deux sexes faussent la donne. Les notions de «virilité» et de «féminité» sont des carcans qui avivent tensions et violences et restreignent nos talents. L’âge venant, le naturel reprend heureusement le dessus.» Alors, à quel âge est-on vieux? «Quand on connaît plus de morts que de vivants. Ce n’est pas une question d’âge, mais d’isolement moral et d’incapacité à renouer de nouveaux liens», note Christian Heslon. Heureusement, rien n’empêche de socialiser à 110 ans.
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