«Mon compagnon de route, Monsieur Parkinson, me suit depuis quinze ans», ironise Yves Auberson à propos de la maladie neurodégénérative incurable que les médecins lui ont diagnostiquée à l’âge de 35 ans. Cet homme a pourtant décidé, envers et contre tout, que rien ne le condamnerait à l’inactivité. Alors que son corps, frappé de tremblements et de mouvements involontaires (dyskinésie) ne lui obéit pas vraiment, il a réussi à marcher plus de 1000 km à travers les Alpes suisses. Le parcours personnel et l’exploit sportif de ce Nyonnais, ancien golfeur professionnel au mental d’acier, sont exemplaires. Sa vie est une succession d’obstacles. Se servir un verre d’eau, couper un oignon ou boutonner sa chemise, chaque geste du quotidien est une épreuve. Yves titube et son élocution est saccadée, mais dès les premières images de «Ma vie est un défi», film documentaire signé Stephan Rytz, on comprend que c’est un battant. Une «tête de bois», comme le résume Christine, sa meilleure amie. Le sport est son meilleur allié, il lui permet de sécréter de la dopamine dont son mal le prive. «Je suis comme les requins, si je ne bouge pas, je meurs.» Avec détermination, un courage et une lucidité qui forcent l’admiration, il a décidé de se lancer un défi dont on suit chaque étape. Un périple de trois mois que de nombreux valides seraient bien incapables d’achever.
«En juillet 2019, alors que je cherchais à laisser une trace de mon aventure en faisant quelques images, j’ai poussé la porte d’Orca Production», explique l’ancien sportif d’élite que l’on retrouve dans les bureaux de la société nyonnaise où tout a commencé. Le caméraman Loïc Oswald le reçoit et l’écoute. Lorsqu’il en parle au réalisateur Stephan Rytz, le déclic est immédiat. «Ma maman est atteinte de parkinson depuis une vingtaine d’années, révèle ce dernier. J’ai accroché instantanément. Yves est un personnage positif exceptionnel.» Le résultat de leur collaboration est un bijou d’une heure et demie à voir au cinéma en Suisse romande dès le 16 novembre. Pour monter ce projet, la bataille a été rude. «J’ai passé des nuits blanches à me demander comment nous allions le financer. Toutes les portes sont restées fermées, avoue Stephan Rytz. Et, au lieu de nous morfondre, nous avons accumulé les images.» Steven Artels, coresponsable de l’unité des documentaires à la RTS, a cru en ce projet. Le premier argent débloqué – 50 000 francs – a servi de détonateur. «Par la suite, un crowdfunding a permis de récolter 42 000 francs sur les 250 000 nécessaires.»
Le regard des autres fait mal
Dans ce long métrage jamais larmoyant, Yves Auberson, charismatique, lucide et courageux, est l’acteur de sa propre vie. Il se livre sans détour, nous aide à comprendre les enjeux de sa maladie et ses incidences. «Autrefois, j’étais très joyeux, extraverti», dit-il. Mais le parkinson isole, psychiquement et physiquement. «Un jour, Yves mangeait tranquillement un sandwich, assis sur un banc, quand il a vu arriver deux policiers, raconte Stephan Rytz. Le duo lui a demandé ses papiers en disant: «Monsieur, il faut rentrer chez vous. On a reçu un coup de téléphone du voisinage, vous faites peur.» Le regard des autres l’exclut et le blesse. «Il me fait mal, admet Auberson. Les gens me voient de manière bizarre. C’est dur.»
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Certaines connaissances se sont détournées, mais il ne leur en veut pas. «Ils ont agi par ignorance. L’avantage, c’est que ça fait le tri. Mes bons amis restent, les autres, ils dégagent.» L’amour des siens rayonne dans le film. On croise sa mère, son frère et son fils aîné. Tous servent de fil rouge au récit de son exploit, comme ses plus fidèles copains qui l’aideront dans sa préparation et l’accompagneront parfois le temps d’une étape. «Dans notre société où tout est basé sur l’image, la maladie de Parkinson, ça n’est pas sexy, souligne son ami Youri. Yves est différent des autres. Mais on est tous différents.»
Le parkinson, souvent méconnu, ne se résume pas à des tremblements. L’akinésie, par exemple, paralyse Yves Auberson. «C’est une immobilité soudaine. Comme si mon sang devenait du plomb. Mes pieds sont comme cloués au sol», dit-il. Autre idée reçue battue en brèche, l’affection ne touche pas que les personnes âgées. «De plus en plus de jeunes sont frappés. C’est une bombe à retardement», prévient-il, persuadé que l’origine de son mal est à rechercher dans les désherbants et pesticides utilisés pour entretenir les parcours de golf qu’il a fréquentés. Chez lui, la prise de neuf médicaments quotidiens entraîne des effets secondaires lourds, parmi lesquels le somnambulisme. «Un soir, dans mon sommeil, j’ai ouvert tous les robinets de la maison et j’ai provoqué une inondation.»
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Beau trentenaire, sportif accompli devenu entrepreneur, Yves Auberson a été marié. De cette union est né un garçon. Tout allait pour le mieux quand, un jour, l’ami Youri lui a fait remarquer un tremblement inhabituel auquel il ne prêtait pas attention. Une fois diagnostiquée, sa maladie allait le placer face à des choix. «Beaucoup n’osent pas l’annoncer à leur entourage. Moi, j’en ai parlé tout de suite. J’ai tout vendu, j’ai arrêté de travailler et nous sommes partis faire le tour du monde en famille.» Un bonheur total. «On a créé un lien qui ne se brisera jamais. Ce voyage nous unit.» Son couple, lui, n’a pas résisté. «Mon parkinson n’y est pour rien», souligne-t-il. Et, lorsqu’il retrouve une photo ancienne à vélo, son garçon sur le porte-bagage, sa voix se brise. «C’est fantastique d’avoir son fils qui s’accroche à vous», dit-il, désormais incapable de tenir en équilibre sur deux roues. Ces instants lumineux et poignants parsèment le film alors qu’Yves Auberson crapahute dans des paysages à couper le souffle, sur le glacier d’Aletsch ou au-dessus du lac des Quatre-Cantons.
Entre le 4 juillet et le 26 septembre 2020, après un départ à Montreux sous les encouragements de ses supporters, on le voit traverser les saisons. Il affronte la pluie et la neige sur les sentiers de montagne de la Via Alpina, malgré un parcours parfois dangereux. «Je finirai ce défi, même si je dois marcher sur les mains», assène-t-il dans l’adversité. A Nyon, son sac et ses baskets sont exposés en vitrine chez Orca Production. «Il a usé cinq paires de bâtons de marche», précise Loïc Oswald, qui l’a suivi caméra au poing. Parfois, tout à son bonheur d’avancer, le marcheur semble libéré. «Le rythme est extrêmement important pour un parkinsonien. Il génère cette liaison neurologique qui «efface» les effets de la maladie», commente Stephan Rytz.
Une opération du cerveau
Ce voyage a permis à Yves Auberson de réfléchir à la suite à donner à sa vie alors que la maladie avait atteint le stade le plus avancé et que, de son propre aveu, elle devenait trop lourde à supporter. En mars 2021, il a été opéré au CHUV afin de se faire implanter des électrodes permettant une stimulation cérébrale profonde. «Cela va me permettre de gagner dix ans», commente-t-il, sachant qu’une guérison est impossible et que les bénéfices sont temporaires. A l’écran, les progrès qui découlent de l’intervention paraissent miraculeux. Yves Auberson ne tremble plus, son visage, détendu, a rajeuni. Devenu coach sportif à la clinique Valmont, il aide les autres à surmonter leur parkinson.
L’opération, délicate, comportait toutefois des risques, connus et assumés. Dans le cerveau, la zone du langage a été touchée et, depuis, une rééducation en logopédie l’aide à apprivoiser son bégaiement. Tout allait pour le mieux jusqu’au printemps 2022. En attrapant le covid, Yves Auberson a vu ses précieux progrès reculer. «J’ai passé un mois au CHUV et deux autres à l’hôpital de Lavigny.» Le coup est rude, mais il ne s’avoue pas vaincu. «Je suis excité comme une puce. Ce film, c’est mon bébé, comme je le dis parfois. Et il est beau. Je suis certain que quelque chose va arriver après sa sortie.» L’intelligence du propos et des images sont un encouragement à tout entreprendre pour avancer. Une bouffée d’optimisme. En nous ouvrant les yeux, Yves Auberson nous apprend à dépasser nos peurs. Héros d’un documentaire à voir absolument, il nous administre une bouleversante leçon de courage et de vie.