Tuer les abeilles, c’est mal. On le sait. Ça fait vingt ans qu’il y a toujours quelqu’un dans le groupe pour hurler au génocide quand l’une d’entre elles tourne autour de l’embouchure de votre short et que vous traverse l’idée de lui expliquer les notions de «couilles» et de «procréation» à coups de tong dans la gueule. Pis encore, même sans comportement belliqueux de votre part, la furie peut vous piquer sur un malentendu, une petite frayeur de sa part ou une divergence de point de vue. Et ensuite caner, cela va de soi! C’est vrai qu’il aurait été dommage de donner à une des créatures les plus importantes qui soient pour la survie de la planète la capacité de se défendre sans immédiatement clamser dans la foulée.
Ce qu’on ne savait pas, en revanche, c’est qu’il ne fallait pas trop les aider non plus. On apprenait la semaine dernière grâce à une recherche de l’Institut WSL que l’apiculture urbaine (et donc domestique), une des dernières tendances née de la pourtant bienveillante transition énergétique, avait fait tripler la population de nos petites amies pollinisatrices, rendant de ce fait insuffisante la quantité de merdier à butiner pour tout le monde. Résultat: Jean-Patrice peut fièrement offrir son miel artisanal à ses potes à l’occasion d’un brunch chez Flavia ou d’une AG de la coopérative de l’immeuble en Minergie. Mais la biodiversité urbaine est menacée, ce qui se traduit par environ 45% des 600 espèces d’abeilles sauvages en Suisse.
Je résume donc: si on les bute, ça va pas; si on les développe, ça va pas non plus. Quelle plus élégante façon pour la nature de nous dire: «Cassez-vous! Vous ne pouvez plus rien faire de bien! Vous ne pouvez plus que faire faux, bande de nazes!» Je sais de quoi je parle, j’entretiens avec la diététique un rapport tout à fait similaire. Soit je n’essaie pas (environ 95% du temps), soit je me targue un jour auprès d’un sale maigre d’avoir enfin su considérer une salade avec un peu de saumon fumé comme un vrai repas pour m’entendre dire: «Attention avec le saumon, c’est quand même gras…» C’est peine perdue! Jamais je ne ferai juste. Je suis foutu!
Et nous aussi! On est beaucoup trop! Qu’on soit 8 milliards à les faire en même temps ou seulement quelques millions, chacun de nos gestes de masse, même avec les meilleures intentions du monde, a des conséquences inattendues et le plus souvent contre-productives. Plébiscitez la voiture électrique, rendez-vous compte une fois qu’un pélo sur quatre a acheté une Prius dont la production des batteries pollue plus que le diesel. Optez pour le photovoltaïque, découvrez dans votre émission d’investigation préférée le désastre créé par l’extraction des terres rares. Fêtez la victoire du quinoa sur le tout-puissant gluten, apprenez quelques années plus tard que l’économie paysanne péruvienne s’en est retrouvée flinguée et ses terres gorgées de pesticides. Combien de temps avant que le grand combat contre les pailles en plastique ne se transforme en pénurie de bambou pour les pandas chinois?
A nous tous, nous sommes un Pierre Richard géant, un François Pignon aggloméré qui empire tout même en essayant de bien faire. Nous sommes l’équivalent bulldozers d’un banc de poissons ou d’une nuée d’oiseaux. L’un de nous s’engouffre, guide, quelques autres le suivent de près, puis tout le monde déboule, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. C’est comme ça à chaque fois. Les abeilles, les arbres, les coraux, les animaux nous le disent: «N’enlevez plus, n’ajoutez plus, ne bougez plus, ne touchez plus rien, cassez-vous.» Oui, d’accord, mais où? Serait-ce là, au fond, le point positif surprise du metaverse? Celui de permettre un autre monde, intangible, dans lequel aller tout détruire à l’envi en laissant le nôtre (un peu) tranquille? Oui, si on le débranche une fois qu’on y est tous.
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