Aïe, qu’il est vilain! Qu’il est vilain, le mot! Y a du «t’r», y a du «s’p», y a du «c’t»... C’est bien simple, on y rajouterait «schuechli», ce serait du suisse-allemand. En plus, il n’existe même pas, ce verbe, c’est vous dire s’il est absurde. On lit des «rétrospectives» en veux-tu en voilà, on peut se lancer dans une «rétrospection» pour mieux comprendre son passé, mais quand il s’agit de simplement «rétrospecter» un petit coup pour la route, le Larousse nous laisse tomber, Microsoft souligne en rouge et Maître Capello se retourne dans sa tombe. Croyez-moi, il a vraiment fallu que Ringier me fasse une demande devant notaire pour que je vous impose cette semaine une telle abomination.
Rétrospecter – ça me fait littéralement mal dans les mains de l’écrire – est un exercice d’autant plus difficile pour moi que j’entretiens avec l’actualité un rapport pour le moins conflictuel, qui n’a d’ailleurs pas manqué de ressortir au cours de cette année de verbes pour L’illustré. Je suis persuadé qu’on s’en fout, au fond, de ce qui se passe dans le monde. Si l’on prend le mois de janvier 2021, par exemple, il me paraît en effet totalement impossible d’être concerné tout pareil par un massacre au Niger, un séisme en Indonésie et une élection au Kirghizistan. D’ailleurs, ce qu’on aura retenu du premier mois de l’année, ce n’est pas ça. C’est un con à cornes déguisé en Jamiroquai avec un mégaphone au parlement américain. Et même là, les trois quarts d’entre vous viennent de se dire: «Ah oui, c’était en janvier, dis donc!»
Le monde de l’info en continu produit tellement! Chaque minute, on nous abreuve d’une nouvelle histoire, d’une nouvelle précision, d’une nouvelle correction, d’un nouveau fait divers, d’une nouvelle interview... Cette surproduction d’information, le covid en a été la quintessence. Rétrospectons les deux années qui viennent de s’écouler: c’est un virus en Chine mais faut pas s’inquiéter car il ne viendra pas chez nous mais finalement oui donc faut faire attention aux gouttes de salive qui tombent mais finalement non parce que ça flotte dans l’air donc y a besoin d’un masque mais en fait pas parce que l’hydroxychloroquine va nous sauver dans deux semaines mais finalement on s’en fout parce que le covid c’est fini mais en fait non ça revient donc c’est le vaccin qui va mettre un terme à la pandémie mais finalement pas parce qu’il y a des variants. Et je suis sympa, j’aurais littéralement pu faire durer ça tout le papier.
Résultat: deux ans plus tard, on ne sait toujours pas bien comment il se diffuse. Je prêche par l’absurde, bien sûr. Il est certain que la couverture médiatique de la pandémie a permis de diffuser de la connaissance, de partager des points de vue et d’anticiper des catastrophes. Mais dans un tel merdier, que voulez-vous rétrospecter, en fin de compte? Tout est noyé dans un marasme de débats et de commentaires. Même certains jalons a priori rétrospectables, tels que l’arrivée des vaccins, ont été recouverts par l’assourdissante dissension des opinions. Qu’est-ce qu’on retiendra de tout ça dans vingt ans, au final? Que de 2019 à 20XX, il y a eu une pandémie mondiale qui nous aura bien concassé les noix de macadamia. Voilà tout. Le détail, on s’en bat les raisins secs. Si vous avez à ce stade du texte envie de vous manger un «mélange promenade», c’est normal.
Il n’y a qu’à voir ce qui se passe quand on rétrospecte un peu plus loin qu’un ou deux ans. Demandez à n’importe quelle personne née dans les années 1980-1990 de citer le premier fait d’actualité ayant marqué sa vie plus que les autres, la réponse sera unanime: les attentats du 11 septembre 2001. A présent, demandez-lui le deuxième. «Euuuuuuh...» Pourtant, il y en a eu du bordel, en quarante ans. Des guerres, des bombes, des compétitions sportives, des morts célèbres, des catastrophes naturelles, des coups d’Etat, des persécutions, des flux migratoires... Et pourtant, la rétro de presque un demi-siècle chez mes contemporains et raines ne se résume qu’à un truc: des avions qui rentrent dans des tours. Pourquoi? «Parce que c’était quand même sacrément impressionnant!»
Alors bien sûr, on peut rétrospecter 2021, oui. Les Etats-Unis ont eu un nouveau président (ça fera guère que quarante-six fois), le prince Philip est mort, la Suisse a battu la France, les JO c’était chiant, les talibans sont de retour, la Syrie c’est toujours la merde, les mecs du Bataclan sont au tribunal et Angela s’est barrée. Et sinon covid. Voilà. Je vous jure, même Wikipédia était gêné, quand je lui ai demandé ce qu’il s’était passé en 2021. Moi-même, j’ai fait des chroniques d’actualité toute l’année dans le présent magazine, je serais pas foutu de vous en citer deux de tête. Enfin si, il y a celle-ci et celle sur les zinzins du Capitole, mais c’est triché. Je les ai mentionnés il y a cinq paragraphes et c’est ça qui m’a rappelé que j’en avais déjà parlé au début de l’année. 2021, c’est pas compliqué, au fond: c’est 2020 mais sans le charisme.
>> Lire aussi la précédente chronique de Yann Marguet: «Obliger»
Comment, alors, rendre intéressante une année qui ne le fut résolument pas? Peut-être en essayant de dégager de ces millions de news isolées et vouées à finir dans les douves de notre mémoire des mouvements plus grands, plus vastes, plus significatifs. On a par exemple quelque peu délaissé Greta ces derniers temps et constaté que les actions de blocage de Zurich par des activistes climatiques n’avaient pas eu un effet très significatif sur le dérèglement (qui l’eût cru?). Pourtant, la notion «d’écocide» est en train de devenir quelque chose sur le plan international et la CPI examine la gestion catastrophique de l’Amazonie par Bolsonaro. Voilà peut-être une direction pas trop dégueulasse qui fut amorcée en 2021.
Moins réjouissant mais tout aussi remarquable: cette année a aussi été celle des superlatifs liés à la connerie humaine. Entre les cinglés attendant patiemment le retour des Kennedy sur la place publique américaine, nos combattants de la liberté maison exigeant la fin de la tyrannie dans le pays le plus démocratique du monde et la montée en puissance du sémillant Zemmour chez nos voisins frocards, on ne peut que constater que, niveau «ambiance & partage», on ne se dirige pas vers un arc-en-ciel de tendresse. J’ai longtemps pensé que le mandat de Donald Trump pourrait laisser comme souvenir dans l’histoire celui d’une bonne blague, mais 2021 m’aura appris à considérer son héritage avec un peu plus de pondération.
Dernier grand courant que je crois déceler en cette fin d’année en agrégeant quelques pièces d’information disparates: une normalisation bienvenue de #MeToo, ou quand le hashtag devient règle. A bien regarder la promo 2021 des gros cochons, qui se termine en apothéose avec ses deux derniers lauréats d’Arvor et Hulot, l’on perçoit cette année que quelque chose a changé. Le problème est loin d’être enrayé, certes, mais l’émotion est moins vive, le débat public moins rageur, les porcs sont balancés directement à la justice et le lien de confiance entre les victimes et un système qui jadis les négligeait semble être en voie de reconstruction. Plus largement, voici peut-être la preuve qu’une tendance au départ tous azimuts et passionnelle peut naître dans le far west des réseaux sociaux et migrer peu à peu en direction du bon sens et du pragmatisme de la société réelle. Un espoir pour d’autres combats actuels dignes d’être menés mais dont l’hypersensibilité me dépasse encore parfois pour le moment.
Conformément à la coutume, nous rétrospectâmes donc, peut-être un peu différemment que d’habitude, en se servant du passé pour aller un peu de l’avant. C’est peut-être moins sympa que de feuilleter des photos de penalties ratés de Kylian Mbappé avec sa tête en mousse expansive, mais pas d’inquiétude, vous aurez bien assez de quoi faire dans cet épisode de L’illustré. Allez, 21, c’est fini. Place à 22 et son lot de nouvelles histoires qui ne changeront pas le monde. Joyeux Noël, bonne année et comme dira Papa le soir du 31 avec son air moitié adorable, moitié insupportable: à l’année prochaine!