Deux heures cinquante. C’est le temps qu’il faut pour rallier Kiev depuis Genève. Deux mille kilomètres séparant le monde libre de cette république de 44 millions d’habitants déterminée à le rester aussi. Un choix, disons-le d’emblée, non négociable pour la grande majorité des Ukrainiens que nous avons rencontrés. On rembobine. Ce 27 janvier, il est 17 h 30 (16 h 30 en Suisse) lorsque les roues de notre Embraer 195 d’Ukraine Airlines touchent le sol de l’aéroport international de Kiev-Boryspil. La capitale de 2,9 millions d’âmes est déjà enveloppée par la nuit. Le froid est vif (-6°C), la bise piquante. La neige qui tombe épaissira la couche de fond qui recouvre déjà tout le pays. Le chauffeur dépêché par notre hôtel file à toute allure sur l’autoroute à trois pistes parfaitement nettoyée. Direction le centre-ville, illuminé par les immenses écrans publicitaires qui défilent. Checking, installation, connexion à l’internet. Tout roule.
Un détour par l’hypermarché voisin nous confirme que la vie suit son cours presque comme si de rien n’était. En slalomant entre les étals à l’offre pléthorique, on cherche en vain les signes d’inquiétude, voire de panique, qu’on imaginait à force d’entendre que les 100 000 soldats de l’armée russe massés à la frontière du pays étaient à deux doigts de déferler avec leurs tanks et leurs hélicoptères de combat. Mais rien. Ou alors juste une atmosphère rendue un peu pesante par les chaînes d’info, affirmant que la crise entre les pays de l’OTAN et la Russie ne cesse de s’aggraver jusqu’à toucher le point de non-retour. A en croire en tout cas l’ébouriffé premier ministre britannique, Boris Johnson, qui gesticule sur les écrans TV exposés au rayon hi-fi.
Comme la plupart des Ukrainiens, Marc Raymond Wilkins ne croit pas à cette attaque que le président américain, Joe Biden, qualifie d’imminente. Prudent, ce Bernois d’une cinquantaine d’années installé à Kiev depuis sept ans a néanmoins préparé un sac de vêtements, rassemblé ses papiers et fait le plein de sa voiture. «Au cas où.» Entrepreneur mais aussi galeriste et réalisateur de films (pour la SRF notamment), il nous reçoit dans son food court très contemporain créé dans un ancien centre médical.
Pour moi, la Russie cherche avant tout à ébranler l’économie de l’Ukraine et à instiller le doute dans des esprits que le Kremlin juge trop tournés vers l’ouest et la liberté. Pour Poutine, une Ukraine qui réussirait à devenir une démocratie crédible où la croissance bénéficierait à tous donnerait un très mauvais exemple à la population russe.» C’est également l’avis de Sacha, notre interprète le lendemain matin, lors de notre rencontre avec Konstantin Dubnov, le dentiste milicien volontaire (voir sur cette page). «Des gens ont sorti leur épargne des banques par peur d’un effondrement de l’économie en cas de conflit.» Du haut de ses 19 ans, l’étudiant en sociologie, qui a lui aussi préparé ses affaires, relaie en fait le problème qui inquiète actuellement davantage les Ukrainiens qu’une hypothétique offensive: la situation économique du pays, après l’explosion du prix des énergies, gaz et carburants russes, achetés à des pays tiers et dont le coût a augmenté à la même vitesse que les tensions.
«Ma facture mensuelle de gaz est de 4000 hryvnias (130 francs suisses), alors que je touche 2500 hryvnias de pension», tonne Stepan, un retraité de 65 ans, en tirant nerveusement sur sa cigarette. «Pour moi, Russie, Ukraine, je m’en fous! Pourvu qu’on me rende ma dignité et mon pouvoir d’achat», revendique celui qui s’est échiné toute sa vie comme ouvrier. «A l’époque de Ianoukovitch (le président chassé du pouvoir en février 2014 pour avoir ordonné aux forces antiémeutes de tabasser les manifestants et détourné des milliards d’argent public, dont une partie est par ailleurs toujours bloquée par la Suisse, ndlr), ma facture de gaz n’était que de 1 hryvnia symbolique», maugrée-t-il en tournant les talons. En douze ans, la valeur du hryvnia a été divisée par 4,3 par rapport au franc suisse.
2014. L’année où les Russes ont profité des troubles générés par la Révolution de la dignité pour annexer la Crimée et aider les séparatistes ukrainiens à créer les républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, dans le Donbass. Mais, depuis, beaucoup d’eau a coulé dans le Dniepr, ce fleuve qui traverse le pays du nord au sud avant de se jeter dans la mer Noire. Selon des sondages très sérieux réalisés en décembre dernier, près de 60% des Ukrainiens souhaitent un rapprochement de leur pays avec l’Union européenne et ses institutions.
Ce désir d’émancipation, c’est à Unit City, le pôle d’innovation et incubateur de start-up logé au cœur de la capitale, que nous l’avons ressenti le plus fortement. Marc Raymond Wilkins nous avait prévenus. «La génération post-soviétique a non seulement une folle envie de liberté mais elle est aussi animée par un courant créatif sans limites et a l’ambition de projeter le pays dans la modernité. Les jeunes sont conscients de vivre dans une sorte de chaos mais sont prêts à se battre pour rendre l’impossible possible.» Une vision confirmée par Dominique Piotet, le patron français des lieux, au CV aussi long que cet article tant se bousculent ses succès dans le domaine des hautes technologies, à la Silicon Valley et pour le compte de la French Tech en particulier. «Je ne sais pas si on a la tête dans le sable mais les projets continuent de se multiplier. Le message aux équipes est simple: ayez toujours de l’eau en suffisance, des vêtements chauds, un peu d’argent liquide et vos papiers sous la main, et continuez à bosser normalement», résume le CEO, qui a fait réviser sa voiture et a toujours son passeport dans la poche.
Et du boulot, il y en a sur le chantier déjà bien avancé du campus de 25 hectares, qui accueillera 24 bâtiments high-tech, un hôpital, une salle de concert, une salle de cinéma, des restaurants et des centaines de logements qu’occuperont une partie des 30 000 personnes qui s’activeront bientôt quotidiennement sur le site. «Un projet à 1 milliard de dollars, financé à 90% par les Etats-Unis», détaille Dominique Piotet, déçu par le manque d’intérêt des Européens pour ce centre promis, selon lui, à devenir le plus important du monde lorsqu’il sera achevé, en 2025. «Jusqu’ici, l’Ukraine était surtout connue pour ses trois c: corruption, Chernobyl et Crimée. Avec une bonne communication, le monde saurait toutefois que des stars de la fintech, Revolut, Ring (rachetée par Amazon), Grammarly, des produits comme Reface et de nombreuses fonctionnalités intégrées à Snapchat ou à Instagram ont, à l’origine, été fondées ou cofondées par des Ukrainiens. Cela étant, vendre l’Ukraine en ce moment n’est pas simple. Je comprends qu’investir dans un fonds déjà risqué de nature, dans un pays vivant depuis huit ans avec une épée de Damoclès sur sa tête, fasse réfléchir les investisseurs», consent le CEO, seul étranger sur le campus, mais qui craint une fuite des cerveaux si la situation géopolitique du pays n’évolue pas. «Les pires prévisions estiment que la population du pays pourrait passer de 44 millions à 25 millions de personnes à l’horizon 2050.»
Des investissements, New York en aurait bien besoin. Pas la Grosse Pomme, bien sûr, mais la petite ville située à 600 km au sud-est, dans le Donbass, rejointe à la minute prévue par l’horaire, après six heures de voyage, dans un train de fabrication sud-coréenne au confort sobre mais suffisant. Une ligne presque droite avalée le plus souvent à 160 km/h à travers une campagne déserte et désespérément ennuyeuse dans son costume blanc. Une heure de taxi plus tard, nous voilà arrivés aux portes de cette cité au nom improbable de New York, retrouvé à la suite d’un vote libérateur du parlement ukrainien le 1er juillet dernier, après s’être appelée Novgorodske pendant 70 ans.
Autre lieu, autre ambiance. Dans le centre social qu’elles ont totalement rénové avec l’aide de l’ancien maire, «pour redonner vie à la ville et goût à la jeunesse de croire en l’avenir», Tatiana Krasko et Anna Chechel, la cinquantaine alerte, animent par visioconférence un brainstorming féminin censé amener des idées de développement. Depuis le début de la guerre, la cité, qui n’offre ni hôtel ni restaurant digne de ce nom, a perdu plus du tiers de ses habitants (de 16 000 à 10 000). «Les prix des appartements s’effondrent. Les propriétés sont vendues à des prix dérisoires à des gens qui ne s’intéressent qu’à reprendre le bois et le métal des maisons. On a des rues entières où il ne subsiste que les carcasses en brique. Aujourd’hui, nous vivons probablement la pire des périodes. Avant, il y avait encore l’espoir que ça s’améliore, mais l’espoir est mort. Pour moi, pour ma famille. Mon neveu étudie en Pologne. Depuis huit ans, j’ai un sac prêt. Si ça commence de nouveau à tirer comme en 2014, on ne supportera pas. On partira. Peut-être», se désole Tatiana en chassant les larmes qui coulent sur ses joues rouges d’émotion. «Quelles perspectives avons-nous? Nous sommes à 40 km de Donetsk mais avec les contraintes qu’on nous impose de part et d’autre, il faut quarante heures de voiture pour y aller», renchérit Anna, qui a quitté précipitamment la capitale de l’Oblast avec les siens au début du conflit et n’y est jamais retournée.
Cette guerre qui se poursuit sans dire son nom a déjà fait 13 000 victimes. Et le nouveau coup de poker ou de bluff de Vladimir Poutine engendre de légitimes inquiétudes. C’est la troisième fois en huit ans que la Russie effectue ses grandes manœuvres dans cette zone, ce qui fait dire à certains observateurs qu’à force de mettre la pression le maître du Kremlin devra un jour passer à l’acte s’il ne veut pas perdre sa crédibilité. «Nous sommes prêts à en découdre. Même à mains nues», prévient Youri Kochevenko, 38 ans, qui gère à deux pas de là une cellule de soutien moral et psychologique pour les troupes stationnées à 4 km des territoires occupés par les séparatistes soutenus par la Russie. Pour l’officier, l’invasion est programmée. Ne manque que sa date.
«La Russie veut toute l’Ukraine. Chez vous, beaucoup pensent que nous sommes des marionnettes aux mains des Etats-Unis et de l’OTAN, que les enjeux nous dépassent. C’est faux. C’est d’abord un conflit entre l’Ukraine et la Russie. Entre la démocratie et la dictature», estime celui qui officie aussi comme communicant de l’armée dans la région. «L’armée, l’institution préférée des Ukrainiens», insiste-t-il, en réfutant être mû par la haine du Russe. «J’ai la haine de Poutine, pas des Russes. Parmi les Ukrainiens, 30% ont de la famille de l’autre côté», rapporte-t-il, en désignant la frontière située 80 kilomètres plus à l’est. Et de conclure: «Il y a deux moyens pour nous de nous en sortir. Battre les Russes et récupérer les territoires qui nous appartiennent ou capituler. Malheureusement, le premier est impossible et le second est inenvisageable. J’espère juste que mes enfants en verront une fois l’issue.»
A quatre heures de train de là, 300 km plus au nord, à Kharkiv, Andriy Lesyk, membre du parlement municipal et président de la section locale de la plateforme d’opposition Pour la vie – un parti pro-russe qui a réuni 12% des suffrages lors de l’élection présidentielle qui a propulsé Volodymyr Zelensky au pouvoir, en 2019 –, fait une tout autre lecture de la situation. «Ici, tout le monde veut la paix. Aujourd’hui, ce sont les Américains, pas les Russes, qui veulent la guerre. Et ils utilisent l’Ukraine pour arriver à leurs fins. On fait fausse route. Notre pays doit être un pont entre la Russie et l’Europe, pas un obstacle. Comme vous, les Suisses, nous devons être amis avec le monde entier. On ne peut pas aimer l’Ukraine en détestant la Russie. C’est impossible. Nous nous trouvons à 40 km du pays avec lequel nous partageons 500 ans d’histoire. Malheureusement, une majorité d’Ukrainiens veulent la réécrire. Ils se trompent», estime l’élu, en prenant soin d’éluder l’histoire récente de ce «frère» agresseur. Quarante-huit heures plus tard, le 5 février, des milliers de personnes défilaient dans les rues de Kharkiv pour rappeler, comme en écho, que l’Ukraine est une république indépendante et libre, qui compte bien le rester.
Nos journalistes racontent comment l’Ukraine vit la menace russe
La Russie et l'Ukraine en chiffres:
Habitants:
Russie: 144,1 millions
Ukraine: 44 millions
Produit intérieur brut 2021 (source: Banque mondiale):
Russie: 1647 milliards de $ (11e place mondiale, devant le Brésil et l’Australie)
Ukraine: 181 milliards de $ (55e, devant la Hongrie et le Qatar)
Salaire mensuel moyen (diverses sources non institutionnelles):
Russie: 450 euros
Ukraine: 410 euros
Forces armées (incluant la réserve):
Russie: 3,2 millions
Ukraine: 1,2 million
Budget militaire (2021):
Russie: 61,7 milliards de $
Ukraine: 5,4 milliards de $
Nombre de tanks:
Russie: 12 270
Ukraine: 2105
Forces aériennes:
Russie: 3200 aéronefs
Ukraine: 247
>> Découvrez les autres articles du dossier sur l'Ukraine: