«Avons enfin fait une découverte extraordinaire dans la vallée. Une tombe somptueuse dont les sceaux sont intacts. L’avons refermée jusqu’à votre arrivée. Félicitations.» En envoyant ce télégramme à son mécène Lord Carnarvon, Howard Carter pressentait-il qu’il venait de réaliser l’une des plus importantes découvertes archéologiques du XXe siècle? Pour rappel, cela faisait sept ans que le Britannique fouillait méticuleusement le sable du désert égyptien à la recherche du tombeau d’un certain Toutankhamon, nom alors connu d’une poignée d’érudits seulement. Le 4 novembre 1922, la chance sourit enfin à cet autodidacte passionné. Au bout d’un escalier de 16 marches, son équipe de fouilles découvre une porte mesurant 1,68 mètre de large et s’enfonçant 4 mètres sous terre, marquée des sceaux royaux. La suite est connue. Le tombeau de Toutankhamon, seule sépulture royale de l’Egypte antique inviolée depuis trois mille ans, allumera le feu d’une «Toutmania» qui crépite plus que jamais un siècle plus tard.
«L’exceptionnelle notoriété dont bénéficie Toutankhamon crée l’illusion que ce personnage, bien que séparé de nous par plus de trente-trois siècles et de nombreux filtres culturels et idéologiques, nous est à la fois proche et familier», note Dimitri Laboury, spécialiste de Toutankhamon et professeur d’égyptologie et d’archéologie égyptienne à l’Université de Liège. «Outre-Manche et outre-Atlantique, on a pris l’habitude de le désigner par un sobriquet affectueux, «King Tut», comme on abrégerait le prénom d’un proche.
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C’est presque comme si on était allé boire une bière avec lui avant-hier. Son masque funéraire a par ailleurs été utilisé comme argument de vente pour à peu près tout et n’importe quoi. On le retrouve sur des tasses, des laxatifs, des fruits, du tabac, des tétines pour bébé, des ustensiles de mode… Toutankhamon a aussi inspiré des musiciens et des écrivains. Agatha Christie, Hergé et, plus récemment, James Patterson, pour ne citer qu’eux.» La célébration du centenaire de la découverte de la tombe du jeune monarque a enfin donné lieu à de nombreux documentaires et à de nouvelles expositions itinérantes partout dans le monde.
Paradoxalement, le «golden boy» de l’antiquité pharaonique, comme le nomme l’ancien ministre des Antiquités égyptiennes Zahi Hawass, a longtemps fait partie des grands oubliés de l’histoire. De son vivant, il n’a guère marqué les esprits. Carter dira un jour, non sans humour: «En l’état actuel de nos connaissances, nous pouvons affirmer que le fait le plus marquant de sa vie fut qu’il mourut et fut enterré.» Et de fait, ce petit pharaon arrivé au pouvoir à l’âge de 8 ou 9 ans dans des conditions obscures n’a pratiquement laissé aucun souvenir.
«Il a été effacé des sources historiques peu de temps après sa mort intervenue avant sa vingtième année, poursuit Dimitri Laboury. Cela s’explique notamment par son règne, très court, et la décision des souverains successifs qui ont œuvré pour faire oublier la dynastie de son père, le grand pharaon hérétique Akhenaton, qui avait instauré une nouvelle théocratie. Celui-ci a connu une fin de règne émaillée de catastrophes: une épidémie de peste, une de malaria et, juste avant sa mort, une défaite militaire contre les Hittites, revers que l’Egypte n’avait plus subi depuis longtemps. Pour apaiser ce qui est alors perçu comme la colère des dieux, père et fils ont été effacés des listes officielles.» Avec l’incroyable découverte du tombeau, l’oubli du onzième pharaon de la XVIIIe dynastie du Nouvel Empire est enfin réparé. Mieux: son masque funéraire est devenu le symbole de l’Egypte antique et est entré dans la pop culture. Reste cette question: comment expliquer que ce roitelet sans importance soit devenu une source constante de fascination pour le monde entier?
Bien sûr, il y a le trésor: 250 kg d’or, soit une valeur de plus de 12 millions de francs. «C’est cet or qui a d’abord envoûté le monde entier, assure Dimitri Laboury. Toutankhamon a été retrouvé avec une collection d’objets parfaitement conservés. Des vases, des bijoux, des statues, du mobilier funéraire d’une facture exceptionnelle, mais aussi la première collection botanique de l’histoire de l’égyptologie… Dix ans seront nécessaires pour vider sa tombe.» Mais si Toutankhamon est aujourd’hui indétrônable, c’est surtout parce qu’il est indémodable.
«Au fil des décennies, chaque nouvelle génération a puisé dans sa vie, s’est approprié la part de mystère qu’elle contient pour la redéfinir.» Dimitri Laboury rappelle que, au moment de la découverte du tombeau, le monde ignorait que Toutankhamon était un adolescent. «On pensait que c’était un vieillard lubrique entouré de son harem. De là vient le titre d’une chanson célèbre en 1923, «Old King Tut was a wise old nut» (King Tut était un vieux sage fou). On a projeté toutes sortes de fantasmes orientalistes sur ce petit pharaon.»
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Tout change lorsque le monde apprend qu’un garçon d’à peine 18 ans est enterré dans la Vallée des Rois. Toutankhamon est alors récupéré par la «lost generation», cette génération «en Flammes» née entre 1883 et 1900. Profondément marquée par la Première Guerre mondiale et ses méthodes de combat avec chars, avions et mitrailleuses qui ont fait plus de 10 millions de morts et 20 millions de blessés, cette génération sacrifiée voit en Toutankhamon le symbole des hommes fauchés trop tôt par la mort.
Toujours dans les années 1920, les artistes et les intellectuels de la Harlem Renaissance, un mouvement de renouveau de la culture afro-américaine, s’approprient l’image de Toutankhamon pour combattre les stéréotypes sur le Noir esclave ou sauvage et affirmer leur identité. Selon eux, le pharaon serait une figure centrale de l’histoire africaine. «Les personnes noires ont vu durant des siècles l’intérêt que le monde occidental avait pour l’Egypte. D’être capable de dire: «Vous savez quoi? C’est à nous ça, c’est africain», ça leur permet de contester tous ces mythes sur l’infériorité noire», a analysé à cet égard Dianne Stewart, professeure en religions et études afro-américaines de l’Université Emory. Dans le même esprit, la revue de la National Association for the Advancement of Colored People (l’Association nationale pour la promotion des gens de couleur) consacrera sa couverture au pharaon. «Cette démarche s’inscrit à contre-courant de celle des archéologues coloniaux pour qui les trésors du tombeau de Toutankhamon ne pouvaient pas provenir d’Afrique, analyse Dimitri Laboury. Ils séparaient donc l’art et les artefacts de l’Egypte antique de ceux du reste du continent africain, comme le font d’ailleurs toujours les musées aujourd’hui.»
Charles Bonnet a découvert les pharaons noirs
La question de l’«africanité» de Toutankhamon n’a jamais cessé d’être un sujet de débat, replaçant invariablement le pharaon au centre de l’actualité. En 2019, l’exposition «Toutankhamon. Le trésor du pharaon», à la Grande Halle de la Villette à Paris, avait ainsi attiré les manifestants de la Ligue de défense noire africaine. Ceux-ci critiquaient la «falsification de l’histoire africaine et le blanchiment de la civilisation égyptienne». Pour le militant Emilien Missuma, «les pharaons n’étaient ni Blancs ni Sémites. Les pharaons étaient Noirs africains.» Un discours, bien entendu, que la plupart des égyptologues réfutent. «Il existe plusieurs reconstitutions du visage de Toutankhamon. On constate que, selon l’origine ethnique des réalisateurs de ces reconstitutions, il y a des colorations de peau différentes, pointe Dimitri Laboury. Par exemple, sur celle réalisée par des Français, Toutankhamon a un air étrangement caucasien. C’est possible en Egypte, mais statistiquement, ce n’est pas ce qu’il y a de plus probable. La vérité, c’est que toutes ces reconstitutions sont des projections d’artistes modernes. On a envie de voir l’homme derrière le masque. Reste que le véritable visage de Toutankhamon nous échappe largement, et c’est précisément pour cette raison que son masque funéraire est iconique et intemporel.» Et de conclure: «En définitive, chacun est libre de projeter ce qu’il veut sur cette momie desséchée.»