«On espère pouvoir passer le cap»
Après l’explosion des prix du carburant, c’est maintenant l’eau et le fourrage que la famille Poncet doit payer au prix fort pour assurer le quotidien de ses 150 vaches, à la vallée de Joux.
«On est au stade d’après la catastrophe.» A la question de savoir comment se porte l’exploitation familiale dont il a la coresponsabilité avec son cousin Gilbert, Guillaume Poncet (51 ans), fait d’abord dans l’humour. Mais le ton devient vite plus grave au moment d’énumérer les problèmes qui se multiplient alors que la sécheresse perdure. «On espère pouvoir passer le cap, mais je ne vous cache pas être inquiet pour nos finances. Après un surcoût de carburant d’environ 30 000 francs, les dépenses continuent d’exploser. A ce rythme, on ne sera pas loin des 100 000 francs.»
Malgré la vente de 15 têtes la semaine dernière, la famille de Ballaigues (VD) se bat pour assurer le quotidien de son cheptel et de sa fromagerie du chalet de la Duchatte, au-dessus des Bioux. Les cinq citernes de 45 000 litres chacune de réserve d’eau sont à sec, tout comme la source du lieu, tarie le 1er juin déjà. Conséquence, l’eau est acheminée par camion: 17 000 litres par voyage, facturé 300 francs, quatre ou cinq fois par semaine. «Une vache consomme près de 150 litres d’eau par jour, la fromagerie pas loin de 3000 litres. De plus, il ne reste que quelques jours de fourrage pour les vaches laitières et les autres mangent déjà celui du mois d’octobre.
Si ça continue, il faudra en acheter des tonnes», se lamente Guillaume Poncet, fâché contre l’Etat de Vaud, qui tarde à déclarer l’état de catastrophe naturelle, synonyme d’engagement de l’armée. «Cela permettrait de limiter les dégâts», tance le paysan, qui n’envisage pas de ramener le troupeau en plaine. «Avec cette chaleur, les vaches sont mieux en haut. Et, de toute façon, les règles pour la fabrication des tommes exigent qu’elles restent à l’alpage.»
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«C’est l’occasion d’une profonde remise en question»
A Pomy, dans le Jura-Nord vaudois, Fabian Pellaux souffre comme tous ses collègues. Ce nouvel épisode de sécheresse le fait réfléchir à l’orientation qu’il entend donner à son activité.
Fabian Pellaux n’est pas un paysan comme les autres. Bien qu’il soit né dans une famille d’agriculteurs, il a d’abord travaillé comme ingénieur en informatique avant d’embrasser une carrière militaire. Un parcours qui a rendu ce cultivateur et fermier de 35 ans, revenu à ses premières amours il y a une dizaine d’années, plus pragmatique que la moyenne de ses collègues.
«Pour moi, cette sécheresse est l’occasion d’une profonde remise en question. Même si l’été n’est pas terminé et que chaque année est différente, j’essaie de tirer les enseignements de ce qui arrive», amorce-t-il. Avant d’étayer: «Des traditions qu’on pensait solidement ancrées sont ébranlées. D’habitude, mes 20 vaches que j’amenais à l’alpage début juin redescendaient début octobre. Il n’y avait aucun souci. Aujourd’hui, à chaque fois que mon téléphone sonne, je sursaute en pensant que mon berger va m’annoncer qu’il est obligé de redescendre avec les bêtes. Idem pour les cultures. Le fourrage, d’ordinaire si ardent à cette saison, ne pousse pas. Alors que j’en récolte 150 à 200 m3 par hectare selon les années, j’en ai 30 en 2022. Et que dire du maïs, qui est en train de sécher sur pied, ce qui entraînera une perte d’au moins 50% de la récolte?»
Autant de questions encore sans réponse qui se bousculent dans la tête du Vaudois. «Faut-il planter encore plus de luzerne et de trèfle, moins sensibles à la sécheresse, pour pallier le manque de fourrage? Faut-il planter puis ensiler du quinoa, moins demandeur en eau que le maïs, comme le font nos collègues du sud de la France? Faut-il réduire mon cheptel? Il s’agira de prendre les bonnes décisions», tranche le Pominois, qui estime sa perte financière à environ 60 000 francs. Un déficit heureusement en partie compensé par le bon millésime céréalier. Une (rare) bonne nouvelle qui suffit à sa motivation...
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«On se relaie, on jongle, on s’épuise»
A la tête d’une importante communauté agricole du Chablais valaisan, Pascal Lattion et son équipe sont au front presque jour et nuit pour limiter la casse. Genèse d’un marathon.
A 53 ans, Pascal Lattion, copropriétaire du domaine avec son frère Claude et leur associé, Stéphane Ruppen, partage son temps entre l’engraissement de taureaux et la culture d’une impressionnante variété de légumes et de céréales. Terminée mi-juillet, la moisson de ces dernières a été plus que satisfaisante. Heureusement, car, depuis, l’équipe se démène pour soigner les graves «blessures» que la sécheresse inflige aux champs de soja, de maïs, de pommes de terre et plants d’asperges pour la saison prochaine. D’habitude autonomes, ces derniers nécessitent cette année un arrosage régulier alors que celui des carottes est bihebdomadaire.
«On fait front tant bien que mal mais c’est un boulot de fou, qui se prolonge souvent jusqu’à la nuit. On se relaie, on jongle, mais on s’épuise. Pour bien faire, il faudrait deux personnes en plus pour s’occuper uniquement de l’arrosage», lâche le paysan, soulagé de pouvoir puiser l’eau dans la nappe phréatique. Un atout qui n’a pas suffi à sauver l’hectare et demi d’oignons, dont la croissance a été coupée net. A la clé, des dizaines de milliers de francs de perte. «Même si, en plus du coût du carburant, arroser n’est pas toujours rentable pour certaines cultures, on va investir dans des infrastructures. Une dépense qui fera encore augmenter nos coûts d’exploitation», se désole le Bas-Valaisan. Avant d’ajouter, dubitatif: «Les prix des engrais ont doublé et personne ne sait jusqu’où ils grimperont en 2023. Si tant est qu’il y en ait sur le marché. A défaut, la production chutera et nous serons encore plus dépendants des autres», s’inquiète-t-il, en rappelant que, aujourd’hui déjà, un de nos repas sur deux vient de l’étranger…
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«Pour les poissons, la tragédie menace»
Rivières à sec, températures de l’eau trop élevées… Les mortalités piscicoles sont imminentes en de nombreux endroits, avertit la Fédération suisse de pêche, qui craint un remake des étés 2003 et 2018.
«La situation est mauvaise. Les poissons qui ont besoin de froid comme les truites et les ombles souffrent beaucoup mais tout indique malheureusement que nous nous dirigeons vers une tragédie.» C’est un véritable cri du cœur que lance David Bittner, administrateur de la Fédération suisse de pêche (FSP), sur le site de cette dernière. «Avec le réchauffement des températures de l’eau, l’oxygène nécessaire à la respiration diminue et les poissons sensibles risquent de mourir asphyxiés», poursuit-il. Démunie à ce stade, la FSP demande à la population d’aider à sauver ce qui peut l’être, énonçant une dizaine de mesures et de comportements qui peuvent contribuer à limiter les dégâts (https://sfv-fsp.ch/fr).
Le réchauffement de la planète et la multiplication des épisodes caniculaires montrent comment le changement climatique est devenu une réalité. Les habitats aquatiques sont particulièrement sous pression, et pas seulement pendant les épisodes de canicule. Trois quarts des espèces de poissons indigènes sont menacées, en voie d’extinction ou déjà éteintes. Les populations de poissons sont en déclin depuis des décennies relève la FSP. A l’instar des experts de l’eau et du climat que nous avons consultés, David Bittner appelle lui aussi à une vraie réaction pour revitaliser et renaturaliser nos cours d’eau en créant des habitats piscicoles, des zones de refuge et de l’ombrage. «Nous ne devons pas seulement réfléchir à la manière dont nous traitons notre nature, nous devons aussi enfin agir réellement», supplie-t-il.
«Ce millésime ressemblera à celui de 2003»
Dans les vignes, la sécheresse ralentit la croissance des raisins et réduit l’acidité d’un millésime qui se rapproche de celui de 2003.
Comme une grande partie des cultures, la vigne souffre. Mais pas toute la vigne. «La sécheresse affecte principalement les jeunes plantations de 4 ou 5 ans, prêtes à entrer en production. Grâce à leurs racines qui vont chercher l’eau à une quinzaine de mètres de profondeur, les vieilles vignes sont moins affectées», explique Thierry Anet, responsable depuis 2008 du vignoble de l’Etat de Genève. Un peu plus de 6 hectares situés sur le coteau de Lully, dont les fines gouttes font la fierté de la République, même si le millésime 2022 s’annonce «compliqué», comme disent les spécialistes du secteur. «Le manque d’eau stoppe le processus de photosynthèse, ce qui arrête ou ralentit en tout cas fortement la maturation du raisin.
Conséquence, les vendanges ne seront peut-être pas si précoces que cela», estime l’œnologue, qui parle d’un millésime proche de celui de 2003. Donc moins facile à conserver à cause de sa faible acidité. «On se pose sérieusement la question d’installer des goutte-à-goutte et de l’arrosage pour répondre à ces situations qui s’accumulent. Non pas pour augmenter les rendements, les quotas étant de toute façon là pour les limiter, mais pour la santé de la vigne.» Un équilibre d’ores et déjà rompu pour le parchet de pinot noir, un cépage qui redoute particulièrement le chaud. «Le stress hydrique a fait jaunir puis tomber les feuilles. Les raisins ne sont dès lors plus protégés. On a coupé au maximum pour soulager la plante et tenter de sauver les souches. Mais maintenant, il faudrait de l’eau.» Si l’arrosage des jeunes vignes est autorisé, celui des plantations plus anciennes est soumis à dérogation. La sécheresse de 2022 bousculera-t-elle aussi les lois?