«J’ai 16 ans en 1977, je suis passionné de super-8, j’ai déjà tourné plus jeune un film de cape et d’épée avec des copains qui sont, pour la petite anecdote, devenus conseillers d’Etat et procureur général. L’argent que je gagne le dimanche dans un bar me permet d’acheter de la pellicule. Du coup, pour un devoir de français au lycée sur le roman de Dominique Fernandez «Porporino ou les mystères de Naples», j’ai envie de filmer des extraits de cette histoire d’un chanteur castrat du XVIIIe siècle. La trajectoire du personnage qui sacrifie tout à son art me fascine; de plus à l’adolescence, dans cette envie de séduire chacune et chacun, le trouble autour de la sexualité, présent dans le livre, m’attire.
Je réussis à entraîner une trentaine de filles et une dizaine de garçons dans l’aventure. On empruntait les costumes aux compagnies de théâtre, on tournait dans les jardins des belles demeures neuchâteloises. On a même tourné une scène nus dans les brumes du lac de Neuchâtel, c’était très baroque, très sensuel, ce qui n’était pas la marque de fabrique du cinéma suisse de l’époque! J’étais à la fois réalisateur et acteur et le caméraman, c’était l’actuel directeur de la Cinémathèque suisse, Frédéric Maire. Je me rappelle qu’il avait fait un léger zoom sur les seins nus d’une fille en tremblant, visiblement ému, ce qu’un journaliste avait décrit comme «une approche frémissante de la morbidezza». C’est que les filles étaient belles, les garçons étaient beaux, c’était fabuleux, on était dans l’audace, l’insouciance, une liberté de ton totale, jouant volontairement avec certains anachronismes! Je réalisais avec «Porporino» un rêve qui en même temps me dépassait, construisait déjà l’artiste que j’allais devenir… Je n’imaginais jamais que ce travail de lycée allait être vu par Freddy Buache, à l’époque directeur de la Cinémathèque, qui écrira même, dans son encyclopédie du cinéma suisse, que c’était un des plus beaux films des années 1970.
La TV romande le diffusera, il a été primé, invité aux Journées de Soleure et dans des festivals, notamment à Caracas où je n’avais même pas la possibilité d’aller. Même l’auteur du livre a apprécié notre travail. Mais le plus fou, c’est qu’il m’a permis, grâce à un producteur suisse, d’aller à Rome et de rencontrer Fellini. Quel bonheur! Me retrouver sur le plateau de «Ginger et Fred» face à Giulietta Masina que j’aimais tant! Fellini a été très chaleureux et disponible, touché que je lui parle des «Nuits de Cabiria», moins célébré qu’«Amarcord» ou que «La dolce vita». Par la suite, j’ai pu passer un mois en Colombie sur le tournage de «Chronique d’une mort annoncée» et avoir de longues discussions avec Francesco Rosi, le réalisateur. Son chef opérateur, qui était celui de Visconti, m’a alors raconté beaucoup d’anecdotes notamment sur «Mort à Venise». Fellini et Visconti restent mes cinéastes préférés.
Ce film, qui a marqué ma jeunesse, racontait l’histoire de quelqu’un qui essaie de garder invincible une part d’enfance en lui et ce thème, je m’en suis rendu compte par la suite, est resté très présent dans beaucoup de mes spectacles. J’ai souvent l’impression que «Porporino» me tient encore par la main.»