L’aube ne s’est pas encore levée ce 5 janvier sur Martigues. Il est 6 h 30. La petite cité balnéaire lovée entre l’étang de Berre, ses complexes industriels malodorants et la Méditerranée a des airs de ville fantôme, malgré les décos de Noël. Elle ronronne l’hiver. Le nageur genevois Jérémy Desplanches, 27 ans, et sa compagne Charlotte Bonnet ont quitté Nice pour y rejoindre Philippe Lucas, gourou de la natation tricolore, cheveux gris-blond et bagout légendaires. Un mistral glacial fait frémir les palmiers.
Deux silhouettes émergent de la nuit à trottinette électrique devant le tout récent centre nautique Avatica. Le champion d’Europe 2018 du 200 m quatre nages, recordman de Suisse de la distance et médaillé de bronze à Tokyo précède sa chérie d’une roue. Direction la salle d’échauffement: un module en préfabriqué jouxtant la piscine. Présent depuis 5 h 15, Philippe Lucas fait des tractions. Costaud.
>> Lire aussi: Jérémy Desplanches met fin à 37 ans de disette olympique
Le bassin nordique de 50 mètres porte bien son nom ce matin. L’eau est chauffée à 27,2°C, précise Maxime, 21 ans, technicien-filtreur. Martigues rêvait d’une telle installation «depuis au moins quinze ans», nous dit-il. L’arrivée de Lucas a tout précipité. Depuis fin septembre, ses nageurs s’ébattent dans ce bassin high-tech doté d’une bâche rétractable «Swiss made».
Dans le box d’échauffement, chacun s’étire au calme. Pas de figures de groupe imposées. Une vingtaine de nageurs sont présents, garçons et filles. Atmosphère détendue. On évoque le match de Coupe de France de la veille. Ça rigole. A 7 h 20, le coach de natation le plus charismatique du monde, entouré de ses adjoints, siffle la fin de la récréation. «Allez, mettez-vous en maillot!»
Emmitouflés dans des peignoirs qu’ils suspendent près des plots, les athlètes, les chairs figées par les bourrasques, plongent. C’est parti pour 400 mètres, soit huit longueurs. Pour se mettre en jambes. L’air est à 4°C, la nuit encore noire. Le groupe sortira de l’eau à 10 heures. On connaissait les forçats de la route, on découvre ceux de la flotte. Masos, les nageurs? Un peu, reconnaît Jérémy Desplanches: «Oui, on aime se faire mal, on aime quand ça tire, quand on finit lessivé.»
Sa médaille olympique en poche, le Genevois voulait changer d’air: «Je me suis demandé qui avait assez de charisme, d’implication et de poigne pour me faire encore progresser. Il fallait quelqu’un qui soit capable de me tenir et de me pousser tout en me vendant du rêve.» Il devait tourner la page niçoise. «J’ai su que c’était mort le jour où Fabrice (Pellerin, son ancien entraîneur, ndlr) m’a annoncé qu’il n’irait pas aux Jeux. Pour moi, c’était acté. Tu ne vis pas le même rêve que moi, salut! Je savais que je n’y retournerais pas, mais je n’ai rien dit, pour me protéger.»
Stratégie payante. «Aux Jeux, poursuit-il, j’ai un peu échangé avec Philippe Lucas. Je lui ai dit mon envie, mais je ne voulais pas qu’il croie que je suivais seulement Charlotte. Je souhaitais un projet individuel qui me soit propre, parce que je ne connais pas encore mes limites. Philippe a accepté.»
Le nageur genevois a donc débarqué à Martigues en même temps que sa fiancée, la Niçoise Charlotte Bonnet, bientôt 27 ans. Ils se sont rencontrés à Nice. «Jérém’ est arrivé en 2014…» Le Genevois l’interrompt: «Et au bout de six mois, on s’est mis ensemble.» L’été dernier, au Costa Rica, ils se sont fiancés et espèrent «pouvoir se marier à l’été 2023». «Plus tôt, ce n’est pas réaliste. On vient d’emménager ici.» Il faut dire que Charlotte veut «un grand mariage». Cela ne s’improvise pas.
Leur état d’esprit n’était pas le même en prenant leurs quartiers à Martigues. «Jérém’ est arrivé avec une médaille olympique et moi après deux années de galère, confie la crawleuse. A Tokyo, j’étais à la rue. Je ne savais plus trop où j’en étais. Quitter Nice était indispensable. J’ai choisi Philippe Lucas parce qu’il m’a coachée aux Jeux. Le feeling était bon. J’avais aussi besoin de quelqu’un qui me fasse rire. Aujourd’hui, je sais que j’aurais regretté si j’avais arrêté.»
>> Lire aussi: Jérémy Desplanches, le dur labeur d'un nageur au paradis
Philippe Lucas a une réputation de bougon. A tort, selon Charlotte. «Il est vrai», soutient Jérémy. Exigeant, mais fin psychologue. «Ce n’est pas quelqu’un qui en rajoute. Il s’adapte si on est en détresse, mais si on fait semblant, il le voit aussitôt.» Charlotte Bonnet lui est reconnaissante d’avoir su la pousser et lui «permettre de revenir».
Les futurs mariés sont installés dans un immeuble locatif avec vue imprenable sur Martigues qui voisine avec l’étang de Berre «et ses odeurs parfois pestilentielles». Vivre ensemble, pour deux sportifs: un avantage? Ils savent les exigences de leur sport, les coups au moral, l’euphorie aussi. L’ego, ils maîtrisent. «Le fait qu’elle est Française et moi Suisse aide beaucoup. On ne se retrouve pas en concurrence dans les médias.»
Charlotte Bonnet, trop vite cataloguée comme l’héritière de Laure Manaudou, dénonce la pression folle qui pèse dans l’Hexagone sur les jeunes nageuses. «En gros, c’est la médaille ou le bûcher! C’est insupportable. En Suisse, il y a de très bons nageurs, mais personne n’exige qu’ils égalent tel ou tel.» A croire qu’elle préférerait être Romande…
Le traitement suisse a aussi ses défauts, fait observer Jérémy Desplanches, se référant à son titre européen sur 200 m quatre nages en 2018: «A-t-il changé ma vie? Que dalle!» Elle lui donne raison: «C’est vrai que si j’avais ramené sa médaille, je n’aurais pas la vie qu’il a aujourd’hui.»
Affichant des regards complices, souriant aux mots de l’autre, Charlotte et son grand blond se quittent rarement. Ils partagent leur modeste appartement avec leurs chats Perle et Light. Les tâches ménagères? «Je ne dirai rien», confie Charlotte, hilare. «Madame cuisine et moi, j’assiste, reconnaît le Genevois. Elle assume l’essentiel. Je suis le petit lutin qui donne un coup de main et… ça passe.» L’inspecteur des travaux finis Desplanches, qui ignore où est rangé l’aspirateur, souligne avoir «monté les meubles». Une fois pour toutes.
Question: pourquoi les nageurs pros, qui passent trente-six heures par semaine dans l’eau, s’entraînent-ils à l’air libre? «Par pur confort, répond Jérémy. Tu respires beaucoup mieux, c’est moins nocif. Tu as moins de remontées de chlore et puis la lumière du jour, c’est agréable.» Sa compagne ajoute que «les nageurs qui s’entraînent à l’intérieur font plus facilement de l’asthme».
Mais à quoi pensent-ils donc, ces hommes et ces femmes, en enchaînant les longueurs? «On compte nos mouvements, on pense à bien orienter les bras, aux ondulations qu’on génère, à la respiration», explique Jérémy Desplanches. Charlotte Bonnet, elle, avoue chanter parfois! «Je fredonne l’air que j’écoutais en arrivant à la piscine. Je me souviens que, à l’époque où j’allais en cours, je révisais en nageant!»
On en parle peu, mais l’eau chlorée soumet aussi la peau à rude épreuve. Si Jérémy dit s’être «habitué», sa fiancée a moins de chance. «J’ai tout le temps la peau sèche, ça gratte, et c’est pire quand il fait froid. En plus, j’ai des plaques rouges dues aux entraînements au soleil quand j’étais plus jeune. Le soleil et le chlore m’ont cramé la peau. Du coup, le week-end, je prends soin de moi, je mets de la crème.» «Un truc marrant pour ceux qui ne nagent pas, ajoute-t-elle, c’est qu’on sent hyper-fort le chlore. Tout le temps. Quand on va chez mes parents, ils nous le font souvent remarquer. Ils nous ont même dit qu’on sentait la Javel!» Sympa…
Tel Dark Vador passant en revue ses Stormtroopers, Philippe Lucas observe son groupe qu’il lance par vagues successives. «Et… go!» Une ligne d’eau pour deux. Œil sur le chrono. Si l’homme peut être drôle, ce n’est pas un comique. Personne n’a oublié son engueulade avec Laure Manaudou!
«Au risque encore de passer pour des masos, on a besoin de se faire secouer ou engueuler, confie Charlotte Bonnet. Si un entraîneur vous dit toujours que tout va bien ou, pire, qu’il ne dit jamais rien, c’est compliqué de progresser. Quand Philippe nous bouge, ça prouve qu’il est attentif.» «Par rapport à Nice, le changement est dément, insiste Jérémy Desplanches. Nous deux, on revit!»
Leur quotidien se limite à des allers-retours entre la piscine et l’appartement, entrecoupé de courses en ville. «Dans notre ancienne vie, à Nice, on allait souvent au resto. On adorait ça. Ici, la vie est beaucoup plus calme, mais c’est bien aussi», continue le Genevois. Difficile de comparer Nice et son million d’habitants, agglomération comprise, à Martigues et ses 50 000 résidents! «On sait qu’on est là pour trois ou quatre ans, pour la natation, pas pour s’installer», soulignent-ils.
En termes de compétitions internationales, nos deux nageurs s’envoleront vers Fukuoka (Japon), en mai, pour les Mondiaux, puis à Rome pour les Européens à partir du 11 août. Pour y briller? Jérémy Desplanches reste prudent: «Je vois plutôt 2022 comme une année de transition.»