La «maison du gendarme» est encore là, face au dernier champ d’herbe. Mais la disparition de ce coin bucolique, cerné par les palissades, est imminente. L’édifice, auquel on ne trouvait plus d’utilité, laissera sa place à la maison de quartier. L’humble prairie sera reconvertie en un parc plus sophistiqué, futur poumon vert de ce nouveau Lausanne. Nous sommes aux Plaines-du-Loup, le plus avancé des écoquartiers qui transforment la physionomie de la capitale vaudoise. Là où se trouvaient les terrains de sport, entre la Pontaise et la Blécherette, les pièces A, B, C, D et E de la première phase sont en construction. Viendra plus tard la seconde étape, sur les espaces aujourd’hui occupés par l’ancien stade et ses parkings. Propriétaire du sol, la ville exerce ici à plein son rôle d’investisseur immobilier, une politique qu’incarne le syndic, Grégoire Junod. A terme, ce tout jeune bout de Lausanne comptera 8000 habitants. Les premiers d’entre eux s’installeront cet été.
Pour l’heure, c’est encore un gigantesque chantier, un spectaculaire ballet de grues dans le printemps lausannois. Les immeubles sont sortis de terre, avec leur toit plat et leurs façades en grille, comme on en fait beaucoup aujourd’hui. Huit étages sur rez pour les plus hauts. Sous les échafaudages, ils paraissent plus uniformes peut-être que ne le sera leur aspect final. Le béton reste roi. La construction en bois tant prônée de nos jours, ce sera pour la prochaine génération des quartiers lausannois… Celui-ci est dense, ainsi qu’on peut déjà le voir, mais il sera vert, nous assure le chef de projet Guillaume Dekkil, lors d’une visite des lieux. Il y aura des arbres en pleine terre, des endroits de rencontre pour les enfants. La qualité des espaces publics sera déterminante pour la réussite de l’ensemble. Notre guide, qui a pris la tête de Métamorphose il y a un an et demi après avoir longtemps travaillé au développement des friches des CFF, le sait bien.
Mais il n’y a pas que les nouveaux quartiers. Tout Lausanne est actuellement en travaux. Pour des années parfois. La gare et ses abords sont dans les affres de l’agrandissement, afin de pouvoir accueillir 200 000 usagers par jour. Tout à côté, le quartier des arts est pour sa part terminé. Le Mudac et Photo Elysée ont rejoint le Musée des beaux-arts sur l’ancienne plateforme ferroviaire.
Plus haut, dans l’hypercentre, le Grand-Pont est en rénovation. Cet ouvrage central de la circulation lausannoise, jeté sur la vallée du Flon en 1844, est fermé aux voitures jusqu’à Noël, tandis qu’une passerelle provisoire a été construite pour les piétons. Un dernier exemple, dans cette liste non exhaustive: en attendant le percement du prochain métro, qui desservira les Plaines-du-Loup, la construction du tramway entre Lausanne et Renens va débuter cet automne, enfin lancée après des années de blocage. Il faudrait remonter aux années 1960 pour trouver une effervescence comparable.
Tant de gros chantiers à la fois, ce n’était pas forcément voulu. Certains projets ayant comme maîtres d’ouvrage les CFF ou le canton, le calendrier échappe en partie à Lausanne. Mais peu importe, car tous ces travaux vont dans le sens d’une ville plus peuplée, plus culturelle et surtout plus agréable pour ses 146 000 habitants, un programme qui convient parfaitement aux autorités en place. La qualité de la vie en ville, voilà le maître-mot. Elle justifie la fermeture de certaines artères à toute circulation. Les Echelettes, dans le quartier de Chauderon, fait ainsi partie de ces «rues vivantes», privatisées en quelque sorte au profit des riverains, qui peuvent y installer potagers ou guinguettes sans être dérangés par le trafic. La bataille de la rue Marterey, où les commerçants tentent de résister à la piétonisation, est en revanche toujours en cours.
Le provisoire lausannois devient vite durable. C’est le cas des pistes cyclables express créées lors de la pandémie. Et déjà les partis de gauche réclament que le Grand-Pont ne soit pas rouvert aux voitures privées à la fin des travaux. La preuve n’est-elle pas faite au bout de trois mois qu’on peut très bien vivre sans? Quant à la limitation de vitesse nocturne à 30 km/h, elle a été généralisée en septembre dernier après une phase test. Cette mesure contre le bruit s’applique sur tous les grands axes, soit 60 km de voies urbaines. Grâce à son «plan climat», Lausanne a été nommée pour le prix One Planet City Challenge que le WWF organise dans le monde entier.
Cette Lausanne en mutation est dirigée par la gauche depuis trente ans. Au fil des élections, la majorité rose-rouge-verte n’a fait qu’étendre son emprise, tandis que la droite minoritaire, divisée de surcroît, alterne d’une campagne électorale à l’autre entre le ton de la bonhomie et celui de l’agressivité, avec un égal insuccès. «Face à cette hégémonie, c’est la foi des convictions qui nourrit notre motivation, relève le jeune avocat Xavier de Haller, récemment élu député PLR. Président de la section vaudoise de l’Automobile Club Suisse, il se profile en défenseur du transport individuel motorisé, pour perdue que cette cause paraisse à Lausanne. Les jeunes de son parti ont déposé une pétition pour réintroduire le 50 km/h la nuit et toute la droite milite pour davantage d’accès automobile en ville, grâce à une «petite ceinture urbaine» qui enserrerait un noyau piétonnier. Xavier de Haller voudrait aussi une capitale «qui rayonne davantage, attirant les générateurs de ressources et d’emplois». Il voudrait les restaurants, les magasins, les guichets administratifs ouverts plus longtemps. «Et des autorités qui ne pensent pas qu’à leurs seuls électeurs! Cette ville tentée par l’autarcie, ça rend les Lausannois tristes.»
Autre sujet de fâcherie, la question des finances. Certes, les impôts n’ont pas augmenté depuis belle lurette, mais leur niveau est élevé et la ville pratique la multiplication des taxes, qu’il s’agisse de l’électricité, du stationnement, des déchets. En 2020, la reprise de la facture sociale par le canton ne s’est traduite par aucune baisse fiscale à Lausanne, contrairement à la logique. «La municipalité évite toute hausse d’impôt, qui serait politiquement risquée, alors que les taxes passent mieux dans la population, même si c’est une voie moins sociale, relève l’UDC Fabrice Moscheni, un ténor de l’opposition qui vient lui aussi d’entrer au parlement cantonal. Ces dernières années, grâce aux taxes, la ville a réussi à encaisser pas moins de 30 millions de plus, mais les Lausannois sont aveugles!» Parmi les grandes villes suisses, Lausanne est celle qui compte le plus fort taux d’aide sociale et le plus petit nombre d’emplois par habitant, dénonce encore Fabrice Moscheni, brandissant une étude de l’Office fédéral de la statistique. L’élu UDC, qui dirige une entreprise de sas de sécurité, est plus à l’aise que les libéraux-radicaux dans le splendide isolement de la minorité. Il se flatte que son parti, en reconstruction après des crises intestines à répétition, soit le seul à refuser le budget et les comptes. Et si cela ne tenait qu’à lui, la droite refuserait le «siège alibi» qu’on lui laisse à l’exécutif.
Certains veulent voir les premières lézardes dans le pouvoir lausannois, une certaine usure à force de tant de confort. Des tensions apparaissent dans la majorité, les écologistes sont poussés par la crise climatique et leur aile activiste. Mais faut-il pour autant s’en réjouir? «Si les Verts passaient devant, ce serait pire», estime Xavier de Haller. La conseillère nationale Léonore Porchet lui aurait déclaré, quand elle siégeait encore au parlement communal: «Dites tout ce que vous voulez, à la fin, c’est nous qui décidons!» Comme les radicaux vaudois qui, du temps de leur grandeur, ne perdaient jamais une occasion de rappeler «qui commande ici».
A la suite des revers que les socialistes ont subis lors de plusieurs élections cantonales, un ancien conseiller communal PS, Alain Bron, tirait il y a peu la sonnette d’alarme dans le courrier des lecteurs de «24 heures»: «A force de considérer que l’ensemble de la population sort de cinq ans d’université, travaille à temps partiel dans l’événementiel et amène ses enfants à la crèche bio en vélo-cargo, ma famille politique se coupe visiblement de ceux qui devraient constituer sa principale préoccupation, les travailleurs, et l’amélioration de leur situation économique.» Mais ce discours est-il audible aujourd’hui, dans une ville qui se sent promise à la félicité éternelle?
L’architecte Laurent Guidetti, en tout cas, fait partie des heureux de ce monde. Son bureau Tribu Architecture est présent aux Plaines-du-Loup avec la coopérative sociale Le Bled. Celle-ci a remporté le plus gros lot dans cette catégorie: 77 logements, pour quelque 200 habitants, soit un investissement de 35 millions de francs. «Nous ne rendrons pas seulement des murs, assure l’architecte, mais de la vie dans ces murs. Il y aura une coopérative agricole dans le quartier, avec toilettes sèches, des emplois dans l’économie sociale et solidaire, comme la couture ou le repassage, on organisera le partage des voitures... Mon bonheur vient de la comparaison avec la souffrance d’avant, quand la ville était remplie de bagnoles, ajoute cet ancien élu socialiste. Je suis pour une ville calme, voire une ville moins virile, je trouve même qu’on n’en fait pas encore assez!» Les grandes orientations données à la mobilité dans la capitale vaudoise le rendent fier. «Zurich est peut-être trop grande pour servir d’exemple et Berne prend du retard à abaisser son taux de motorisation, tandis que Lausanne est idéale pour porter une telle ambition. C’est une ville de gauche qui a les moyens, la capitale des capitales! Les gens de l’extérieur qui râlent? S’ils savaient à quel point on s’en fiche…»
>> Dans notre dossier consacré à la mutation de la ville de Lausanne: Grégoire Junod: «Nous ne construisons pas pour la gloriole»
«Faire avancer 20 chantiers à la fois»
Guillaume Dekkil et Nathalie Aebischer, Chefs de projet
«J’interviens comme un chef d’orchestre, relève Guillaume Dekkil, créant du dialogue et apportant de l’énergie. Il s’agit de faire avancer en même temps 20 chantiers et autant de maîtres d’ouvrage, sans collision de grues! Très varié, le job va du choix des pavés au suivi des plans d’investissement. Tant de mètres carrés, cela peut donner le vertige, mais il faut rester humble, c’est avant tout une œuvre collective. Avec Nathalie Aebischer, particulièrement impliquée dans les démarches participatives, nous accompagnons la création de ces morceaux de ville durable où nous voulons que les habitants se sentent bien.»
«Cet écoquartier nous correspond»
Fabio Avino et Rosa Maggi, Acquéreurs d’une PPE
Tous deux travaillent à l’EPFL. Lui est physicien, elle informaticienne. Avec leurs deux petites filles, ils seront cet été parmi les premiers habitantsdes Plaines-du Loup. «Nous avons acheté un 5,5 pièces, dans un lot de 65 appartementsen PPE. Le sol restant propriété de la ville, le prix d’achat est réduit de 25% en contrepartie d’un droit de superficie annuel. Cet écoquartier avec école et garderie nous correspond, car nous essayons d’avoir une moindre empreinte écologique. L’idée de la mixité sociale nous plaît aussi, mais on ne peut pas encore vous dire ce que cela donne dans la pratique!»
«Nos cabanes ont plu au jury»
Christophe Joud et Lorraine Beaudoin, Architectes de la maison de quartier
Associés au sein de Joud Vergély Beaudoin Architectes (JVBA), ils ont remporté le concours pour la maison de quartier des Plaines-du-Loup. «Ce sera un bâtiment collectif et emblématique, face au parc. L’édifice comprendra: salle polyvalente, restaurant, locaux pour les loisirs et l’accueil parascolaire, un programme assez rare. La maison, sur deux niveaux, sera construite en chanvre à l’extérieur et en pisé à l’intérieur, avec la terre de l’excavation, des matériaux qui trancheront avec le béton environnant. Notre projet est composé de «cabanes» autonomes au sein de la maison, c’est ce qui a plu au jury.»
«Un quartier exemplaire, dense et vert»
Joël Rochat, Représentant du maître d’ouvrage Codha
«La coopérative de l’habitat associatif (Codha) sera présente dans les nouveaux quartiers lausannois. A la suite du concours d’investisseurs, nous construisons 75 logements aux Plaines-du-Loup, l’un des plus grands chantiers romands. Ce sera un quartier exemplaire, dense certes, mais vert, vivant et rattaché directement au futur métro. Nos membres, qui doivent apporter 5% de fonds propres, entreront en 2024 dans des logements de la catégorie «loyer abordable», à 250 francs le m2/an. Ensuite, nous comptons bien participer également à la seconde étape des Plaines-du-Loup.»