Vainqueur de Wimbledon, Roger Federer est un autre joueur en ce second semestre 2003. Bien sûr, il échoue une nouvelle fois à Gstaad – où il reçoit une vache en cadeau – et quelques joueurs lui mènent encore la vie dure: Nalbandian le prive de la première place mondiale en août, Hewitt d’une finale de Coupe Davis en septembre, Henman d’un sacre à domicile à Bâle en octobre. Mais il est transfiguré. Relâché, libéré. Pour preuve, il remporte en novembre le Masters à Houston, dans une ambiance hostile. L’organisateur, un Texan pur jus, voit d’un mauvais œil ce blanc-bec encore peu connu aux Etats-Unis éliminer un à un ses favoris. «Toi, j’espère bien te voir perdre», lui dit-il avant la finale contre Agassi. Roger gagne avec caractère.
Parvenu au sommet, il entend s’y maintenir. Une nouvelle ère s’ouvre. Alors que tout va bien, il annonce mi-décembre la fin de sa collaboration – pourtant fusionnelle – avec Peter Lundgren. Comme avec Peter Carter, comme plus tard avec Tony Roche, il prend les devants, tranche dans le vif. A l’instinct. Lundgren avait donné tout ce qu’il pouvait donner, Federer entre désormais dans une dimension dont lui seul a idée. Il quitte aussi la maison et s’installe avec Mirka à Oberwil.
Le 30 janvier 2004, il bat Juan Carlos Ferrero en demi-finale de l’Open d’Australie, ce qui lui assure de devenir numéro un mondial le 2 février. Il fête son sacre par un titre à Melbourne, son deuxième dans les épreuves du Grand Chelem. «Il était déjà le meilleur mondial depuis six mois», ajuste, sans amertume, Peter Lundgren. C’est le début d’une ère de domination comme le sport professionnel n’en a peut-être jamais connu. Entre 2004 et 2007, Roger Federer dispute quatre saisons sur une autre planète. Les records explosent: 11 titres du Grand Chelem sur 16 possibles, 5 victoires consécutives à Wimbledon et 5 à l’US Open, 11 finales de Grand Chelem consécutives et 23 demi-finales consécutives (13 de plus que le précédent record d’Ivan Lendl!). Le Bâlois enchaîne des saisons à plus de 95% de victoires. En 2006, il participe à 17 tournois, joue 16 fois la finale, gagne 12 fois. Il plane 237 semaines au-dessus de ses semblables. Le nom de Federer devient l’égal de ceux de Pelé, Jordan, Merckx, Ali.
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Parfaitement organisé, il découpe sa saison en trois périodes, chacune décomposée entre entraînement, compétition, repos. Il installe son camp de base à Dubaï, où il fait venir ses amis et de jeunes sparring-partners, ne voyage plus qu’en jet privé, raie la Coupe Davis de ses priorités. Il est dans sa bulle, quitte à être déconnecté du monde réel. Lorsque, en fin d’année 2007, nous lui demandons quels événements l’ont marqué durant l’année, il s’avoue incapable de répondre… Björn Borg a connu ça. «On me compare à Nadal, mais je me retrouve bien plus en Roger, nous explique la légende des années 1970. Même concentration, même contrôle, même professionnalisme. Quand il marche vers le court et pense à ce qu’il doit faire, je suis sûr qu’il se passe dans sa tête exactement ce qu’il se passait dans la mienne. Bien sûr, il a quelques moments de faiblesse, mais globalement, sur les quatre dernières années, il maintient un niveau d’exigence et de concentration total.»
Les sportifs appellent cela «la zone». Une sorte d’état de grâce où tout se combine et s’enchaîne sans effort. «J’ai connu ça deux ou trois fois dans ma carrière», avoue Yannick Noah. Federer, lui, n’en sort plus. C’est presque une drogue. «J’ai beaucoup changé, et pas seulement de coupe de cheveux, confie le Bâlois à «L’illustré» en décembre 2007. Je suis beaucoup plus mûr, relax, bien dans ma peau qu’à mes débuts. A l’époque, je me cherchais, comme joueur de tennis mais aussi et surtout comme personne.»
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A partir du printemps 2007, quelques défaites précoces font naître l’hypothèse d’un déclin alors qu’il sera cette année-là encore en finale des quatre Grands Chelems… Surpris, un peu amer, Federer prend conscience d’avoir banalisé l’exceptionnel. «J’ai créé un monstre», constate-t-il. Usé par une mononucléose fin 2007, il voit la menace Nadal se rapprocher au printemps 2008. A Paris, il se fait de nouveau balayer par ce jeune challenger, mais s’efforce de faire bonne figure. «Tant que je gagne Wimbledon et reste numéro un mondial, le monde peut bien s’écrouler.» Son monde s’écroule le 6 juillet 2008. Au terme d’une rencontre considérée comme l’un des plus beaux matchs de l’histoire, Rafael Nadal triomphe de Roger Federer au crépuscule. Anéanti, le désormais ex-numéro un mondial parle de «désastre». Pour la première fois de sa vie, il régresse. La conquête d’une médaille d’or – bien épaulé par Stanislas Wawrinka – en août aux JO de Pékin mettra un peu de baume sur cette blessure.
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