Même ceux qui ne sont pas cinéphiles ont entendu parler de Jean-Jacques Annaud. Le metteur en scène français a plusieurs chefs-d’œuvre à son actif, à commencer par «La victoire en chantant», qui lui permet à 23 ans de remporter l’Oscar du meilleur film étranger. Ont suivi «La guerre du feu», «Le nom de la rose», «L’ours», «Stalingrad», etc. Derrière la caméra de ces longs métrages respire un faiseur de films passionné d’histoire et d’histoires. Intarissable sur son métier, le bonhomme aux cheveux d’argent et aux bretelles de producteur américain se raconte avec humour, brio et délicatesse dans le salon d’un grand hôtel lausannois. Ecoutons-le plutôt.
- Votre père était cheminot et votre mère secrétaire, comment le cinéma est-il entré dans votre vie?
- Jean-Jacques Annaud: Le premier employeur de ma maman était Odéon Photo, le plus grand magasin de photographie de France, et comme elle avait conservé de très bons rapports avec ses anciens employeurs, nous recevions chaque année un catalogue très bien fait avec leurs nouveautés. A 7 ans, j’y découvre des objets fabuleux qui fabriquaient ce que je voyais le dimanche au cinéma, assis entre papa et maman, et qui m’ouvrait l’esprit sur le monde. Le soir même, quand ma mère est revenue à la maison, je lui ai dit que je voulais faire du cinéma. Elle est un peu tombée de sa chaise, car j’étais très bon élève et elle n’avait pas imaginé ce genre de profession pour moi.
- Mais elle vous a tout de même encouragé?
- Oui, elle voulait faire plaisir à son petit gars. Elle est donc allée chez le libraire pour savoir s’il existait un livre pour expliquer le parcours à suivre pour travailler dans le cinéma. La libraire conseille à ma mère de s’abonner à la revue scientifique «Avenir» (aujourd’hui «Sciences et Avenir», ndlr), spécialisée dans les nouvelles techniques et qui parlera sûrement un jour des métiers du cinéma. Ce moment arrive quand j’ai 9 ans. Un dossier complet. Ma mère lit ça et est stupéfaite des gains que l’on peut obtenir en travaillant dans cette branche. Elle appelle même la rédaction d’Avenir pour leur dire qu’ils se sont sûrement trompés sur les sommes (il sourit)... Ensuite, elle prend rendez-vous avec le directeur de la Fémis (Ecole nationale supérieure des métiers de l’image et du son, autrefois appelée IDHEC, ndlr) parce que son fils veut faire du cinéma. Je me retrouve avec elle un jeudi après-midi dans les bureaux du directeur, qui avait gentiment accepté de nous recevoir. J’ai 9 ans, des culottes courtes, des chaussettes blanches parce qu’elle m’avait habillé de manière impeccable et je passe mon temps à regarder mes pieds et à remonter mes chaussettes. Le directeur rit de bon cœur quand il comprend que c’est moi qui veux faire du cinéma. Il pensait que j’accompagnais juste ma mère et qu’elle parlait d’un fils plus âgé. Il me conseille donc de lire beaucoup, d’aller au cinéma, de faire un baccalauréat section latin, grec, maths et sciences et précise que je dois aussi être bon en chimie. Ma mère note tout en sténo. Et je fais exactement ça. J’obtiens mon bac avec mention, je passe le concours de l’Ecole Louis-Lumière avant d’intégrer la Fémis à titre exceptionnel à 19 ans vu mes excellents résultats, et je fais en trois ans ce que d’autres font en cinq. Entre-temps, j’avais réalisé, grâce à ce directeur, un petit film pour le Japon qui avait une exposition à Paris et reçu mon premier chèque de metteur en scène à 19 ans et demi.
- Vous vous êtes tout de suite lancé dans les longs métrages après l’obtention de vos diplômes?
- Non. Alors que j’étais en train d’écrire mon mémoire de fin d’année, je reçois un appel du même directeur. On cherchait quelqu’un pour remplacer, le temps d’une journée, un assistant metteur en scène sur le tournage d’une publicité. Je n’avais quasiment jamais vu de réclame puisqu’il n’y avait pas de téléviseur à la maison. Je n’allais que dans les cinémas d’art et d’essai, dans lesquels il n’y avait pas de pub non plus. Mais j’ai tout de suite accepté, car c’était 150 francs par jour, une somme que mes parents gagnaient en une semaine. J’arrive sur ce plateau, je trouve que tout ce qui s’y passe est ridicule, mais à l’époque je n’avais pas la manière de dire les choses. Je montre donc au metteur en scène un truc qui me semblait absolument grotesque en lui disant que cela serait mieux autrement. Le gars le prend mal, puisque je n’étais qu’assistant, et m’envoie régler la circulation à l’entrée du studio de cinéma. La première voiture qui arrive, c’est le producteur, qui s’appelle Jean Mineur (le pionnier du cinéma publicitaire en France dans les années 1950, ndlr). On voit les rushs, Jean Mineur se fâche et répète au metteur en scène plus ou moins ce que j’avais dit sur le plateau. Mais bon, je n’interviens pas, je rentre chez moi et là, le téléphone sonne. C’est M. Mineur qui me demandait si j’étais libre le lendemain, le surlendemain, etc. J’essaie de multiplier tout ça par 150 francs, je dis bien sûr oui et là, il m’annonce que ce n’est pas pour être assistant mais pour réaliser la série de petits films publicitaires. A 19 ans trois quarts, j’avais à mon actif 20 publicités. C’est allé incroyablement vite et ce qu’il y a d’encore plus incroyable, c’est que cela ne s’est jamais arrêté.
- Finalement, depuis votre enfance, le cinéma est partie intégrante de votre vie?
- Oui, et je me pince, car c’est comme un rêve qui dure. Je n’ai fait que ça toute ma vie. Quand je prends des vacances, c’est pour écrire un scénario. Celui du «Nom de la rose», je l’ai écrit lors d’un voyage au Niger. D’ailleurs, un jour, j’ai failli me faire renverser par des hippopotames parce que je travaillais sur une pirogue. Ma femme a des photos de moi dans le monde entier en maillot de bain avec un livre, un crayon derrière l’oreille et un carnet sur les genoux. En fait, les vacances, ça m’emmerde.
«Notre-Dame brûle»: «Ce film est fidèle à la réalité à 95%»
- Est-ce qu’il existe un film parmi tous ceux que vous avez réalisés que vous préférez ou dont vous êtes le plus fier?
- Non. Absolument pas. Je n’ai fait que des films que j’ai ardemment voulu faire. Je les ai tous conçus dans la liberté et la passion. Cela serait comme demander à des parents quel est leur enfant préféré.
- Vous êtes surtout connu pour des films à grand spectacle. Vous n’avez jamais eu envie de vous tourner vers un cinéma plus intimiste?
- J’ai commencé par des films publicitaires et, dans la pub, il faut délivrer rapidement un message. Il n’y a pas de temps pour l’émotion, pour émouvoir le spectateur. On peut juste faire de petits gags ou une cascade. Au début de ma vie de longs métrages, je me suis appuyé sur ce que je savais faire sans aller directement vers ce que je voulais. Tout ça est très cohérent mais je rêvais d’un cinéma à la Kurosawa, quand le plaisir de l’écran large se combine avec quelque chose de plus profond. Mais ça n’allait absolument pas dans le même sens que celui de ma génération de cinéastes, ceux de la Nouvelle Vague. Donc je me suis senti un peu marginal mais de bonne humeur (il rit) et, au lieu d’écouter les critiques qui n’étaient pas très gentils avec moi et de faire comme il fallait faire selon eux, eh bien j’ai fait ce que je voulais faire selon moi. Mais attention, j’ai adoré réaliser «La victoire en chantant» et «Coup de tête». Pour «La victoire en chantant», je m’étais juré de faire mon premier film sur l’Afrique en Afrique. Ce n’était pas que du spectacle, cela avait aussi un sens.
- Finalement, vous n’avez réalisé que très peu de films en France.
- Oui. J’avais effectivement du mal à convaincre les producteurs de mon pays à me suivre. J’ai donc tourné «La guerre du feu» au Canada avec une production anglo-américaine. Ensuite, impossible de monter en France «Le nom de la rose», alors je suis allé vivre en Allemagne et ce fut un film italo-allemand. «L’ours», je ne l’ai fait que grâce au financement de Columbia, idem pour «L’amant», qui fut produit par Sony, etc. Et comme j’en ai eu marre qu’on me tape dessus, je suis allé vivre à Hollywood où, sans que je demande rien, on m’a attribué le statut merveilleux de «man with a vision» (un visionnaire, ndlr), un homme qui peut faire son boulot en toute tranquillité tout en étant soutenu. En résumé, on m’a confié une voiture de luxe et j’ai pu aller où je voulais.
- Pour la télévision, vous avez adapté «La vérité sur l’affaire Harry Quebert» du Genevois Joël Dicker...
- Oui, je l’adore. Et il n’est pas là avec moi, car il est en promotion pour son nouveau livre, qui va sortir le 10 mars, sinon on se serait vus. Ce garçon est formidable. Il est d’une gentillesse et d’un talent incroyables. C’est un auteur qui écrit des romans comme aujourd’hui on devrait écrire des scénarios. Certains critiques littéraires ne comprennent pas que l’écriture évolue en même temps que le monde et Joël, lui, possède cette écriture audiovisuelle.
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- Pourquoi en avoir fait une série et pas un film?
- Pour plusieurs raisons. Lorsque j’ai lu le bouquin, j’ai compris que l’on ne pouvait pas faire une adaptation honnête en une heure et demie ou deux heures. Le charme de «L’affaire Harry Quebert», c’est que tout est très enchevêtré. Il me fallait donc bien neuf heures pour respecter la structure et le suspense. De plus, je ne voulais pas rester ancré sur des idées anciennes, comme quoi les séries, ce n’étaient pas du cinéma, etc. Il me fallait comprendre comment fonctionnait ce support.
- Revenons à «Notre-Dame brûle». Comment vous est venue l’idée de ce long métrage?
- Vous allez sourire, lorsque le drame est survenu, j’étais dans une petite maison en bord de mer dans laquelle la télé ne fonctionnait pas. J’ai donc sorti un vieux poste de radio, car j’attendais avec impatience le discours de Macron. A l’époque, la France était dans un climat insurrectionnel à cause de la crise des «gilets jaunes». Je m’inquiétais pour son avenir. Soudain, j’apprends que de la fumée sort de Notre-Dame. Et comme beaucoup de Parisiens, j’ai un rapport d’enfance avec cette cathédrale. J’ai fait mes premières photos à 7 ans dans la galerie des chimères... Mais pour revenir à l’incendie, comme j’étais un auditeur et n’ai pas vu les images mais les ai imaginées, j’ai vécu ce drame comme un scénario bien construit. J’ai d’ailleurs tout de suite pensé que nous étions dans une tragédie grecque avec l’inéluctable à la fin. Et c’est à ce moment-là que j’ai dit à ma femme: «Je suis certain qu’il va y avoir un nombre incroyable de crétins qui vont se précipiter pour faire un film sur cet incendie.»
- Vous êtes croyant?
- Pas du tout, mais j’aime les lieux de prière, car on peut s’y recueillir, se recentrer et y imaginer un monde meilleur. Il y a une émotion intense qui se dégage de ces endroits, quelle que soit leur confession. En revanche, la religion, ce n’est pas pour moi.
- Et finalement, c’est vous le crétin qui a réalisé ce film...
- (Il rit.) Eh oui! Jérôme Seydoux, qui est le président des films Pathé et surtout un excellent ami qui me donne confiance, m’a un jour demandé de venir le voir pour réaliser un documentaire sur le feu de Notre-Dame. L’idée ne me passionne pas, mais je me suis juré, lorsque j’étais tout jeune metteur en scène, d’être ouvert à tout. Alors, le soir, je regarde le dossier que Jérôme Seydoux m’avait donné et, dedans, il y avait aussi un bouquin validé par les pompiers de Paris. Lorsque j’ai fini le livre, c’était oui. Ensuite, j’ai fait une structure de scénario de 30 pages et, de fil en aiguille, c’est devenu un film et pas un documentaire.
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- Justement, pourquoi choisir de faire un film et pas un documentaire?
- Parce que j’avais envie de faire vivre l’histoire. Quand j’ai fait «L’ours», beaucoup de personnes sont venues se plaindre des scènes épouvantables que j’avais réalisées, en disant qu’ils avaient pleuré comme des madeleines quand l’ourson était en danger. Je ne comprenais pas pourquoi ils se mettaient dans cet état-là, car ils avaient tous vu des documentaires animaliers maintes fois plus violents. J’ai saisi ensuite qu’ils s’identifiaient à l’ours, et c’est ça la magie du cinéma: on devient les personnages, on ressent leurs émotions. C’est le cœur qui réagit en premier.
- Vous avez récolté beaucoup de témoignages et rencontré beaucoup de monde pour «Notre-Dame brûle». Qui vous a le plus marqué?
- Tous les pompiers à qui j’ai parlé. Ils m’ont bouleversé par leur simplicité, leur générosité, leur humilité. Du première classe aux généraux, il n’y en a pas un qui m’ait déçu. C’est pour ça aussi que, lors de mon arrivée à Genève, j’ai voulu rencontrer les pompiers de la Cité de Calvin. Les hommes qui font cette profession me fascinent. Ils font partie de la race des seigneurs. Ils risquent tous les jours ou presque leur vie pour en sauver d’autres. Ils sont tellement différents de ceux qui font le même métier que moi et gagnent souvent beaucoup d’argent en faisant des films qu’eux-mêmes méprisent. Leur existence a un vrai sens.
- Quelle est votre relation avec la Suisse?
- Ma fille a vécu huit ans ici avec son mari, car elle a travaillé au siège de Médecins sans frontières à Genève. Et pour l’avant-première de «Notre-Dame brûle», elle m’a accompagné, car elle est maintenant au sein d’une ONG et se rend souvent dans votre pays. C’est amusant, car elle se considère comme une Franco-Suisse. Quant à moi, j’adore la montagne mais surtout la Suisse. Je la vois comme une France qui fonctionnerait. C’est à chaque fois un bonheur de venir ici. C’est propre, les gens sont polis, ils ne s’insultent pas à longueur de journée, il y a un respect de l’autre qui est gravé dans les gènes de la Suisse.
* «Notre-Dame brûle», sortie en salle le 16 mars.
Les musts de Jean-Jacques Annaud
1. La victoire en chantant, 1976
Premier film de Jean-Jacques Annaud. Il a 33 ans et remporte l’Oscar du meilleur film étranger.
2. La guerre du feu, 1981
Césars du meilleur film et meilleur réalisateur.
3. Le nom de la rose, 1986
César du meilleur film étranger.
4. L’ours, 1988
Césars du meilleur réalisateur et meilleur montage.
5. L’amant, 1992
Oscar de la meilleure photo.