Il y a d’abord eu Marseille. Le 5 novembre 2018, les numéros 63 et 65 de la rue d’Aubagne s’effondrent, tuant huit personnes. En France, l’émoi est national et met en lumière l’ampleur du problème des logements insalubres. L’enquête ouverte après le drame a débouché, en novembre 2020, sur la mise en examen du bailleur des deux immeubles pour «homicides involontaires par violation délibérée d’une obligation de sécurité». Soit la mairie de Marseille qui, selon le rapport des architectes experts mandatés pour l’enquête judiciaire, avait ignoré plusieurs avertissements sur le risque encouru par les habitants.
Le 21 juin dernier, c’est la ville de Bordeaux qui est frappée dans son cœur historique. Rue de la Rousselle, deux immeubles du XVIe siècle s’effondrent dans la nuit. Heureusement pour leurs habitants, ils étaient vides en raison de rénovations. Treize autres immeubles de la même rue ont été évacués par précaution. Mi-juillet 2021, le parquet de Bordeaux a ouvert une information judiciaire. Une étude et un audit plus large sur une centaine d’immeubles historiques de la ville sont en cours pour déterminer leur degré de salubrité et de sécurité.
Trois jours après le drame bordelais, c’est l’effondrement spectaculaire d’un immeuble résidentiel de 12 étages au nord de Miami qui fait la une des médias nationaux et internationaux. De manière inexpliquée, l’immeuble Champlain Towers South s’est partiellement écroulé sur ses occupants dans la nuit du 24 juin dernier. Le bilan est lourd: 98 morts. Les raisons du drame restent inexpliquées. Mais, selon l’AFP, un rapport de 2018 alertait déjà sur l’état de «dégradation aggravée» de l’immeuble. Une enquête «poussée» des autorités de Miami est en cours. Puis il y a eu Alexandrie, en Egypte. Et encore l’Allemagne de l’Ouest et la Belgique, en raison des intempéries extrêmes du mois de juillet.
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On pourrait continuer la liste. Il n’empêche, la série noire d’effondrements de ce début d’été 2021 de part et d’autre du globe interroge et pose une question toute simple: de la négligence à l’insalubrité en passant par les événements météorologiques extrêmes et jusqu’aux défauts de construction, les facteurs d’effondrements sont multiples. Mais qui est finalement responsable de veiller à la bonne santé du bâti? Les exemples internationaux cités peuvent sembler lointains, ils ne masquent pas pour autant une réalité qui concerne aussi la Suisse. Début octobre 2019, Genève a d’ailleurs évité le pire.
Il y a presque deux ans, les médias suisses relataient l’évacuation manu militari des numéros 89-91-93 de la rue de la Servette. Les représentants du propriétaire – La Foncière Investissements Fonciers SA –, cités à l’époque par Le Temps, préconisaient alors aux 75 habitants des 26 appartements ainsi qu’aux commerçants de quitter leur logement et leurs locaux. L’expertise du bureau d’ingénieurs, consultée par le quotidien suisse, semble implacable: «La structure porteuse ne remplit pas les conditions de sécurité exigées […]. L’état des dalles peut donc être considéré comme proche d’une ruine, seuls les facteurs liés aux matériaux assurent une faible marge de sécurité.» Mais comment en est-on arrivé là?
Il aura fallu une requête de la Migros pour l’installation de frigos plus grands, et donc plus lourds, pour que le risque d’effondrement de l’immeuble soit mis au jour. A l’époque des faits, le géant orange exploite une surface commerciale à la rue de la Servette. Sa requête pour des frigos plus massifs exige l’expertise d’un bureau d’ingénieurs mandaté sur l’ensemble de l’immeuble. Les experts font des découvertes inquiétantes. Le document consulté et cité par Le Temps souligne que «les résultats obtenus sur la résistance du béton sont bien en deçà du standard normatif». Face à la mauvaise qualité du béton, la barre d’immeubles a finalement été démolie en début d’année. Les travaux de reconstruction vont durer jusqu’en 2023.
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Ouf, donc. Mais si... Mais si la requête de la Migros n’avait pas exigé le mandat d’un bureau d’ingénieurs? Et si ce dernier avait mal évalué la sécurité de la structure, que serait-il advenu des occupants de la barre d’immeubles de la Servette? Sans le savoir, a-t-on évité un drame marseillais, bordelais, floridien? On peut démultiplier les hypothèses. Reste l’interrogation: qui, en Suisse, évalue et audite la sécurité du bâti – l’historique comme les nouvelles constructions? La question est légitime en temps normal. Elle l’est d’autant plus si l’on considère les événements météorologiques extrêmes du mois de juillet et la probabilité que ceux-ci sont amenés à se répéter en toutes saisons avec le dérèglement climatique.
Nous avons donc posé la question à Eugen Brühwiler. Au sein de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), le professeur est expert dans le domaine de la maintenance et de la sécurité des ouvrages existants. Sa réponse est sans équivoque: «L’article 58 du Code des obligations stipule clairement que le propriétaire est responsable de son ouvrage. Dans des cas d’effondrement, nous devons malheureusement soupçonner que les personnes responsables n’ont pas assumé leurs responsabilités. Il s’agit rarement d’un problème technique objectivement inconnu.» S’il incombe aux propriétaires de veiller à la bonne sécurité de leur patrimoine, à quelle fréquence ces contrôles sont-ils effectués?
Selon Eugen Brühwiler, il n’existe aucune contrainte légale pour les propriétaires et les gérances à effectuer ces contrôles. Néanmoins, ils et elles «ont l’habitude de mandater des bureaux d’ingénieurs pour des inspections et des contrôles réguliers, explique le professeur. Un comportement professionnel serait un contrôle tous les cinq à dix ans. En réalité, il n’existe aucun chiffre, ni aucune statistique pour savoir à quel intervalle ces inspections sont effectuées. Selon moi, c’est un problème.» L’expert poursuit: «Il existe bel et bien des chiffres assez grossiers sur la santé des bâtiments, mais ils se concentrent sur l’aspect énergétique et non pas sur la structure porteuse.»
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Ce bilan est laissé au libre arbitre du ou de la propriétaire. Il en va de même en cas d’intempéries, comme celles que nous avons subies en Suisse au mois de juillet: «Notre système de contrôle est très libéral, rappelle Eugen Brühwiler. En cas de tempête ou de phénomène extrême qui aurait pu impacter la structure porteuse d’un immeuble, il est de la responsabilité du propriétaire de mandater des experts pour un contrôle.»
Mais Eugen Brühwiler nuance: «Nous avons de la chance en Suisse. Nous ne construisons pas sur n’importe quel terrain. En ce qui concerne les nouvelles constructions, les règles et les contrôles sont stricts. Ce n’est pas le cas de l’Allemagne, par exemple, où la qualité du terrain constructible peut laisser à désirer dans certaines régions.» Cet été, le pays a subi l’une des pires catastrophes naturelles de son histoire. Mais quid des immeubles anciens et historiques? «Ils ont tenu beaucoup de chocs au fil des décennies, commente le professeur de l’EPFL. Néanmoins, le changement climatique en cours pourrait modifier la donne et fragiliser certains immeubles préalablement sûrs.»
Ce changement de paradigme climatique pousse Eugen Brühwiler à plaider pour un renforcement des contrôles du construit et l’adoption de normes plus contraignantes envers les propriétaires: «Cela aurait du sens. Or, aujourd’hui, les normes de construction en Suisse n’obligent pas un propriétaire à faire ce travail. Ce sont des recommandations formulées par la Société suisse des ingénieurs et des architectes (SIA). Mais il n’existe aucune loi contraignante. Toute la responsabilité se porte sur les propriétaires.» Rien ne prouve qu’ils ne font pas leur travail. Mais faudrait-il donc muscler ces normes SIA, comme le suggère Eugen Brühwiler?
Selon Thomas Lang, qui préside une commission des normes de la SIA, il n’est pas nécessaire de généraliser l’obligation de ces normes dans toute la Suisse: «Cela ne fonctionnerait pas. De plus, ce ne serait pas nécessaire. L’article 58 du Code des obligations, la base légale au niveau national, et les normes SIA 269 et SIA 469 sont très clairs sur les responsabilités des maîtres d’ouvrage, des ingénieurs et des propriétaires vis-à-vis de la conservation des ouvrages. Certes, ces normes ne sont pas obligatoires, mais elles représentent l’état de l’art en Suisse. Ne pas les respecter comporte de gros risques.» Il n’empêche, le changement climatique vient jouer les trouble-fêtes.
Thomas Lang rappelle que les normes SIA sont «régulièrement actualisées. Les changements climatiques sont pris en compte dans nos décisions, explique l’expert. Mais il s’agit d’un processus long et laborieux qui exige d’analyser les recherches scientifiques et les modélisations. Nous collaborons d’ailleurs étroitement avec le Comité européen de normalisation (CEN) sur cette question et sur d’autres. Mais à ce stade et en dépit du changement climatique, il n’est en général pas nécessaire d’obliger les propriétaires à auditer la sécurité de tous leurs immeubles par exemple tous les cinq ans. Tout dépend du type d’immeuble et des événements extrêmes subis.» La garantie suffisante pour que le toit ne nous tombe pas sur la tête?