Lourdes Rodriguez venait d’arriver en Espagne pour y passer ses vacances. Dans la soirée, elle reçoit un SMS de la concierge. Deux jours après et 1500 kilomètres rajoutés au compteur, la voici de retour à Genève, dans son appartement, à empaqueter ses affaires et celles de son père, Emilio, qui habite au-dessus.
Une claque
Car dans la matinée du mercredi 2 octobre, les locataires et commerçants de la Servette Nos 89, 91 et 93 reçoivent une convocation d’urgence de leurs propriétaires, La Foncière Genève et Great Swiss Stores. Le soir même, on leur annonce que le bâtiment «souffre d’une importante faiblesse structurelle remontant à la construction du bien, en 1964». Un problème détecté après l’analyse des sols demandée par la Migros, en vue d’une installation de frigos. Par «mesure de sécurité», les entrées de l’édifice «devront être sécurisées» dans un délai «court mais raisonnable». Le verdict est sans appel: les 75 résidents ont une semaine pour quitter les lieux. Certains apprendront la nouvelle le lendemain, par les voisins ou les médias. Une claque.
«Je ne fais que pleurer»
Le lendemain, l’immeuble semble désaffecté. Au rez, les affiches de la Migros interpellent les passants: «Fermeture exceptionnelle pour raisons techniques.» Le présentoir du kiosque voisin se vide de ses journaux, tandis que la caisse affiche déjà «déconnectée». Au No 89, les discussions de palier s’enchaînent, perturbées par les allers-retours d’habitants chargés de cartons.
Pour la concierge, Sandra Fernandes, c’était le choc. «Je n’ai pas dormi de la nuit. Je me retrouve soudainement sans logement et sans emploi. Je ne fais que pleurer.» Une nouvelle apprise un jour avant l’anniversaire de son mari, Nuno. «Je n’ai pas eu le temps de faire un gâteau.» Parmi les cartons et les Lego éparpillés dans le salon, le couple s’interroge car, avec trois enfants en bas âge, c’est une vie familiale qui est chamboulée. Le propriétaire lui garantit son salaire jusqu’à ce qu’une solution se profile, mais le doute persiste: «On ne connaît pas encore les limites de cette aide.»
Depuis la séance d’information, le propriétaire a établi un plan d’urgence. «La sécurité des locataires était la priorité absolue, explique Marc Comina, porte-parole de La Foncière. Désormais, on va redoubler d’efforts pour trouver des solutions avec chaque commerçant.» Appuyé par la régie Brolliet, le propriétaire se charge de leur trouver des logements temporaires, dans des appart’hôtels. Il assure aussi le déménagement et le stockage des meubles, à ses frais. En parallèle, une convention est en négociation avec l’Asloca.
Hôtel et EMS
Si la majorité continue de dormir à la Servette, une poignée a préféré poser ses bagages à l’hôtel, comme Sonia Lavoisier. Pour cette retraitée du conservatoire, cette annonce «a eu l’effet d’une bombe». Dimanche, elle est retournée avec ses deux enfants dans le cinq-pièces où elle a vécu son mariage et leur naissance. Une réunion de famille particulière, consacrée au tri et à l’emballage. Au milieu de ses CD de Mozart, elle confie: «C’est difficile, c’est quarante-cinq ans de ma vie que je laisse.»
Les Rodriguez, eux, ont été séparés. Emilio, 95 ans, est passé de son flamboyant appartement à une chambre d’EMS. «J’avais passé des heures à le décorer, j’y ai mis tout mon cœur.» Papier peint différent dans chaque pièce, meubles en bois sur mesure, statues et tableaux restaurés: l’appartement qu’il occupait depuis cinquante-cinq ans est un véritable musée qui semble figé dans le temps. Sans parler de son cagibi qui recèle des magazines érotiques des années 1960. C’est sa fille Lourdes qui s’occupe de vider leurs deux appartements. «Je suis fatiguée. C’est une énorme charge de travail et c’est lourd en émotions.» Son fils Thierry, qui a aussi vécu dans l’appartement, ajoute: «C’est dur d’avancer, on s’arrête sur chaque souvenir.»
Nostalgie et colère
Si la nostalgie gagne les locataires, du côté des commerçants on ressent plutôt de la colère. Car avec l’immeuble, c’est toute une clientèle qui s’effondre. L’entreprise d’optique familiale Capon & Fils, active depuis 1963, en est un bon exemple. «Toute notre clientèle vient du quartier. Il y en a que l’on a même vu grandir», confie Yvette, qui s’occupe encore de la comptabilité à 76 ans. «On fait vraiment partie des meubles de la Servette», ajoute son fils Pascal, le patron, avant de filer visiter un local. Une habituée s’insurge: «C’est dégueulasse! Ils font partie de la vie du quartier, ce délai est inadmissible.» Comme elle, ce sont plusieurs fidèles qui viennent aux nouvelles, certains n’hésitant pas à prêter main-forte: «Une cliente a parcouru le quartier pour nous trouver un local.» Sans succès.
«Des patients ont annulé leur rendez-vous par peur, explique une doctoresse qui préfère rester anonyme. D’autres changeront de médecin suivant notre futur emplacement, car ils sont trop âgés pour traverser Genève.» A cela s’ajoutent d’autres contraintes, telles que le transfert des dossiers confidentiels et le stockage des vaccins. Son collègue renchérit: «J’ai des clients qui ont besoin d’être suivis chaque semaine. Entre annuler des consultations et risquer un effondrement qui peut survenir dans dix ans, on reste.»
Doutes et interrogations
Après le bouillonnement, les interrogations. Beaucoup reprochent au propriétaire d’avoir «joué sur la peur», avec un plan d’urgence disproportionné. «Pourquoi est-ce qu’il n’y a aucune mesure de sécurité renforcée si le risque est avéré?» avance une podologue. Tant les commerçants que les locataires s’interrogent sur la libre circulation dans l’immeuble et la non-sécurisation du trottoir de cette rue fréquentée. «Soit il y a urgence, soit il n’y en a pas!» insistent les médecins. La surélévation des étages, entamée au printemps 2018, fait aussi douter: «Comment n’ont-ils pas pu vérifier les sols avant d’entreprendre des travaux?» se demande Emilio Rodriguez. Une façon de faire pourtant habituelle dans la construction, où l’on ne vérifie que les murs porteurs et non les structures horizontales. Ces éléments, couplés à une menace de coupure d’eau et d’électricité dès la fin du délai (finalement abandonnée), les poussent à croire que l’expertise des ingénieurs tombe à pic pour reconstruire et augmenter le prix des loyers, actuellement inférieurs aux prix du marché.
«Le propriétaire a déjà investi plusieurs millions de francs dans des travaux de surélévation, avec le maintien des locataires, explique Marc Comina. Et puis les loyers sont contrôlés à Genève, y compris dans un immeuble reconstruit à neuf. Cette hypothèse est donc tout simplement absurde. Au contraire, le propriétaire va devoir assumer des pertes qui s’élèveront à plusieurs millions de francs.» La Foncière s’engage notamment à financer les logements provisoires jusqu’à fin 2020 et à compenser la différence de loyer durant trois ans, jusqu’à 18 000 francs.
Après consultation de l’expertise, Eugen Brühwiler, professeur de structures à l’EPFL, indépendant du dossier, émet des réserves: «Le problème, c’est que les ingénieurs ne disposent pas des plans de construction. Ce manque de connaissances implique donc des hypothèses prudentes.» Selon lui, ce rapport est encore en phase préliminaire et nécessite un suivi «pour aboutir à des calculs plus réalistes». Le cas de la Servette «servira de leçon aux propriétaires, qui devront réaliser une surveillance systématique». Un premier pas dans ce sens a déjà été franchi par Genève, qui a ordonné des expertises dans d’autres édifices du quartier construits par le même architecte.
L’après-mercredi
Jeudi, le délai est passé et l’immeuble n’est pas vidé comme prévu. Désorientés, les Capon sont dans l’impasse. «Je n’ai fait qu’enchaîner les visites, mais ça n’a rien donné, regrette Pascal. Locaux trop grands, trop de travaux ou trop cher.» Même constat pour les autres commerçants.
De leur côté, les locataires bénéficient tous d’un logement provisoire. Mais l’avenir reste tout aussi incertain. Au quatrième étage, on retrouve la concierge, prête à rejoindre son nouvel appart’hôtel. Plutôt sereine au début, elle est rongée par le doute, confrontée à la réalité immobilière genevoise. «Je ne sais pas où loger. Je n’ai trouvé que des appartements qui valent jusqu’à deux, voire trois fois le prix de mon loyer.» En larmes, elle va jusqu’à penser que la solution la plus simple serait de rentrer au Portugal.
Lourdes Rodriguez, elle, fait la navette entre son quatre-pièces et son nouveau studio, envahi de sacs remplis d’habits, de linge et de nourriture. Elle a emporté des photos de famille et des souvenirs de l’appartement de ses parents. «C’est drôle, en vidant le sucrier, j’ai trouvé les bagues en or de ma maman, elle qui croyait les avoir perdues.» Il lui reste à remplir les papiers pour la maison de retraite de son papa, qui résidera à côté de la Servette. Avant qu’on ne la quitte, elle sourit, pensive: «J’ai l’impression d’être une étudiante qui débarque dans sa chambre. C’est rude, mais j’ai la vue sur les arbres, ça n’est déjà pas mal.»
Malgré l’ultimatum et le vigile planté à l’entrée, certains résistent, comme Laurent Domenjoz, 47 ans. Il partira lorsqu’il aura trouvé un logement définitif, car «toute cette urgence et cette précipitation ne sont pas justifiées». Entre la cuisine chargée de nourriture et les cartons de livres empilés dans le salon, il est dans l’incertitude, décidé à rester mais prêt à partir. «Je suis conscient que le risque existe, mais ça fait partie de la vie», affirme-t-il, face aux murs placardés de vieux journaux français glorifiant la résistance.