Dans le quartier populaire de Qala-e-Wazir, aux rues si étroites que les voitures peinent à se faufiler, se dresse un petit immeuble protégé par un imposant portail en fer. Dans l’enceinte, trois gallinacés décharnés picorent quelques graines éparpillées sur le bitume brûlant. Dans les trois pièces de l’appartement familial, Mahbooba Hussaini, 20 ans, tourne en rond comme un oiseau en cage. Cette joueuse de volleyball, membre de l’équipe nationale, n’a plus touché officiellement de ballon depuis la reprise de Kaboul par les ultra-fondamentalistes en août 2021. Officieusement, elle brave l’interdit et s’entraîne encore parfois avec des camarades, hommes et femmes, en dépit des représailles auxquelles s’expose la sportive aux yeux en forme d’amandes, soulignés par un discret trait de khôl noir. «Je prends des risques. Ce serait une catastrophe si les talibans venaient à découvrir que je joue avec des hommes», lâche-t-elle, soucieuse. Assise sur le canapé vert olive de la pièce à vivre, la jeune femme à la mine triste et fatiguée s’excuse, elle a vu des films jusque tard dans la nuit: «Je regarde des vidéos sur mon ordinateur, je mange, je dors. Ma vie ressemble à ça désormais.»
Cloîtrée à la maison, elle a vu son horizon se voiler, sans perspective d’avenir si ce n’est celui d’un hypothétique exil. «Je n’ai pas de futur ici, aucune opportunité de travail. Je n’ai plus d’objectifs. Ma vie n’a plus de sens», souffle-t-elle, les yeux humides. Sa mère, Shahr Bano, écoute les propos de son aînée d’une oreille résignée, assise sur un tapis à même le sol. «Elle se réveillait à 3 heures du matin pour s’entraîner, il fallait la freiner tant elle débordait d’énergie, sourit-elle avant que son regard ne s’obscurcisse. Je ne la reconnais plus, ni même Kusar, sa petite sœur, toujours première de sa classe. Elles dorment toute la journée.» Kusar, adolescente de 14 ans à l’épaisse tignasse noire ondulée, est la troisième de cette fratrie de quatre enfants. Comme l’ensemble des filles de 12 à 18 ans du pays, elle a été privée d’école secondaire par les talibans. «J’ai beaucoup pleuré quand on nous a ordonné de rentrer à la maison. J’ai allumé la télévision pour voir si c’était vrai, je n’y croyais pas. Je continue à étudier l’anglais de mon côté. J’aimerais entrer à Harvard, à Boston», confie-t-elle sans trop y croire, dans un élan qui brise le cœur.
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Dès leur accession au pouvoir, les talibans ont imposé une série de restrictions aux femmes et aux filles, en dépit de promesses initiales selon lesquelles leur régime serait moins strict que durant leur premier règne (1996-2001). Cinq années de terreur où ils avaient exercé leur version ultra-rigoriste de la loi islamique. Or nous n’en sommes pas loin aujourd’hui, voyez seulement: interdiction de faire du sport, de conduire, d’aller à l’école secondaire pour les filles de 12 à 18 ans et de voyager seule en avion. Sur les routes, les trajets de plus de 72 kilomètres sont prohibés à moins d’être accompagnée d’un «mahram», un tuteur de sexe masculin.
Le Ministère – au nom très orwellien – de la promotion de la vertu et de la prévention du vice a également ordonné la ségrégation des sexes dans les parcs publics, dans les universités et au travail. Le 7 mai 2022, un nouveau couperet est tombé sous la forme d’un décret publié par Haibatullah Akhundzada, le quasi invisible chef suprême des talibans et de l’Etat, désormais renommé Emirat islamique d’Afghanistan. Les femmes doivent se couvrir intégralement, car c’est «traditionnel et respectueux». Si elles n’ont pas d’importante tâche à effectuer à l’extérieur, il est «mieux pour elles de rester à la maison». Un arsenal répressif accompagne ce décret, qui peut aller jusqu’à l’emprisonnement du «tuteur» en cas d’infraction.
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Conséquence de cette oppression systémique et institutionnalisée dénoncée par l’ONU en juin dernier? Le pays se mue jour après jour en une prison à ciel ouvert pour les Afghanes, qui disparaissent inexorablement de l’espace public. A Kaboul, les visages des femmes sur les affiches publicitaires ont été tagués à la bombe noire ou tout simplement arrachés. Dans les vitrines des boutiques de mode, les têtes des mannequins désarticulés ont été dissimulées sous des voiles en tissu. Les enseignes les plus modestes, elles, se sont contentées de les emballer à la va-vite dans des sacs poubelles chiffonnés. Priées de rester à la maison par le régime fondamentaliste, les Afghanes ont déserté les marchés et bazars de la ville et ont été bannies des emplois publics. Celles qui s’aventurent à l’extérieur le font toujours d’un pas pressé, des silhouettes fantomatiques qui ne font que passer de maison en maison.
A peine passé la porte d’un appartement tenu secret à Kaboul, Kahtool Fahrood s’empresse d’ôter sa burqa. «Je déteste la porter mais elle m’a sauvé la vie. J’ai du respect pour elle», souffle-t-elle en dévoilant ses traits tirés par des mois de fuite. La vie de cette militante pour la défense des droits humains a volé en éclats du jour au lendemain. En pleine nuit, avec l’aide d’une voisine, elle a pu échapper in extremis à des talibans venus l’arrêter. C’était il y a huit mois. Depuis, cette femme âgée de 39 ans vit cachée à plus de deux heures de la capitale en alternant les planques dans les arrière-cours vétustes des personnes qui acceptent de l’héberger. Elle a dû laisser derrière elle son mari et leur fils de 8 ans.
Son crime? Avoir osé protester contre le régime lors de manifestations dans les rues de la capitale afghane en septembre dernier. Des contestations sévèrement réprimées, comme en attestent les photographies de ses hématomes conservées sur son téléphone portable. La militante en garde aussi une blessure invisible. Elle hésite avant de poursuivre le récit, les larmes coulent, mais elle veut raconter: «Le monde doit savoir ce que nous vivons ici. J’ai été frappée par l’un d’entre eux avec un câble électrique, je suis tombée et la foule m’a piétinée. J’ai perdu l’enfant que je portais ce jour-là. J’étais enceinte de trois mois et demi.»
Par les temps qui courent, elle ne doit sa survie qu’à cette burqa en nylon bleu ciel délavé qui lui permet de se déplacer sans être repérée. Une cruelle ironie pour celle qui s’est toujours battue contre le port de ce voile intégral grillagé au niveau des yeux. Mais la militante ne se fait pas d’illusions: «Je sais qu’ils me tueront. Mais si j’avais la garantie que ma mort peut apporter la liberté, l’égalité et la justice pour les femmes, alors je sacrifierais ma vie. Sans hésiter.»
Une Afghane raconte sa vie cachée depuis que les talibans sont au pouvoir
Devant l’Université de Kaboul, gardée par un taliban portant un fusil d’assaut en bandoulière, Adine*, étudiante en journalisme d’une vingtaine d’années aux grands yeux noirs et au sourire triste, s’approche de nous d’un pas hésitant. Elle souhaite raconter le quotidien sous le joug des fondamentalistes, la peur, sa vie volée. «Nous n’étudions plus avec les garçons. Les cours ont été condensés sur deux journées et demie afin que nous n’ayons pas à les croiser. Nous devons porter ces abayas et ces voiles noirs, ça nous déprime, dit-elle en désignant ses camarades se tenant à l’écart, en silence, devant un mur de briques ocre. Tout cela impacte notre santé mentale, d’autant plus que, tous les jours, on nous impose de nouvelles règles qui font que, très lentement, les femmes renoncent à leurs rêves et à leurs objectifs.» Les siens ont été fauchés en plein vol.
«Si le gouvernement reste le même et continue à exercer son contrôle sur les médias, ma famille ne me laissera jamais devenir journaliste. C’est trop dur, ce milieu où les femmes ne peuvent plus apparaître à l’écran sans un masque chirurgical, constamment sous surveillance. Si tu commets une erreur, tu es punie.» Elle s’interrompt, une larme coule sur sa joue. Elle tente de reprendre son souffle, de garder la tête haute, mais le chagrin la submerge. «Ils nous ont tout volé. Notre avenir, nos espoirs, notre peuple. Le futur est très sombre, les femmes ne sont pas traitées comme des êtres humains dans ce pays», sanglote-t-elle avant de rejoindre ses amies, le regard baissé.
Et pourtant, Kaboul demeure encore la vitrine «progressiste» des talibans, où certaines de ses habitantes, comme Adine et ses amies, contournent le port du voile intégral en optant pour un foulard plus lâche et des masques chirurgicaux pour se couvrir le visage. En revanche, en province, le sort des femmes ne laisse que peu de raisons d’espérer. Déjà terrible, la situation s’est davantage dégradée pour les Afghanes, comme en témoigne la frêle Sajida, 30 ans et déjà mère de dix enfants. Dans l’unique pièce d’une maisonnette délabrée, un peu à l’écart de Jalalabad, troisième ville du pays, située à l’est, à quelques kilomètres de la frontière avec le Pakistan, elle raconte comment, à 12 ans, elle a été mariée à un homme de 57 ans, aujourd’hui handicapé.
La détresse de Sajida, jeune Afghane poussée à vendre ses enfants
Frappée par la crise économique qui secoue le pays depuis bientôt une année, elle ne parvient plus à nourrir ses dix enfants et a dû se résoudre à envisager l’insoutenable: vendre ses deux cadettes, Taqwa, 1 an, et Aïcha, 3 ans. Avec une infinie difficulté, elle explique ne pas avoir le choix, poussée par un mari intraitable. «Une femme m’a offert 50 000 afghanis (environ 530 francs suisses, ndlr) pour Aïcha, mais ce n’était pas suffisant pour rembourser nos dettes. Aucune mère ne souhaite vendre son enfant, mais il me pousse à le faire en me disant qu’elles n’ont aucune valeur», sanglote-t-elle devant Aïcha, qui se tient immobile avec ses grands yeux tristes, un biberon vide posé à côté d’elle.
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Sur le bord de la route qui mène à Paktika – une province durement touchée par le tremblement de terre du 22 juin dernier, avec plus d’un millier de morts – nous apercevons des petites filles marcher d’un pas joyeux. Elles se rendent chez des proches pour célébrer le premier jour de l’Aïd al-Adha, une grande fête religieuse musulmane. Pour l’occasion, elles ont revêtu leurs plus belles robes, maquillé leurs yeux et leurs lèvres et décoré leurs mains et avant-bras avec du henné. Insouciantes, elles profitent des quelques années de liberté qu’il leur reste avant que l’étau des fondamentalistes religieux ne commence à se resserrer sur elles. Bientôt, leurs vies vont basculer. Elles devront se voiler intégralement, ne pourront plus aller à l’école et pratiquer de sport. Elles s’effaceront peu à peu de l’espace public. Leurs destins viendront s’ajouter à ceux, déjà sacrifiés, de milliers de femmes dans ce pays. Une tragédie afghane.
* Prénom d’emprunt.