Les chiffres sont imparables et désormais indiscutables. S’agissant des températures, du manque de précipitations, de la fonte de nos glaciers et des glaces en général ainsi que des records en tout genre, on pourrait en citer des dizaines. On se contentera des plus parlants. Emmanuel Reynard, professeur de géographie physique à l’Université de Lausanne et directeur du Centre interdisciplinaire de recherche sur la montagne: «En un peu moins d’un siècle, nous avons vécu quatre épisodes de sécheresse. En 1921, 1947, 1976 et 2003. Soit un tous les vingt-cinq ans. Après 2003, la sécheresse a frappé en 2011, 2015, 2018, 2020 et 2022. Et encore, je ne parle que des étés, puisqu’on a parfois observé ce phénomène en hiver», note le scientifique valaisan.
A l’autre bout du Rhône, Gilles Mulhauser, directeur général de l’Office cantonal de l’eau de Genève, relève pour sa part: «Malgré l’eau libérée par son glacier, le Rhône a été mesuré à 27°C durant plusieurs jours, ce qui est bien supérieur à la norme. De plus, tous les cours d’eau affichent un débit fortement déficitaire. Cela se voit sur notre bulletin hydrologique hebdomadaire, couvert de points rouges. En vingt-cinq ans, je n’avais jamais vu ça.» Même son de cloche du côté de Lausanne, où le directeur de l’Agriculture, de la Viticulture et des Améliorations foncières de l’Etat de Vaud s’inquiète et s’émeut d’un phénomène en passe de devenir la norme.
«Ce qui arrive aujourd’hui était prédit, analysé et documenté depuis 1990. Qu’avons-nous fait pour l’éviter?» interroge Frédéric Brand, évoquant une dépendance au pétrole qui a fini par virer à l’addiction, reprenant un terme cher au spécialiste des énergies fossiles Laurent Horvath. Histoire de faire bonne mesure, nous terminerons par cette statistique de MeteoNews, datée du 2 août: les précipitations sont en dessous de la norme 1991-2020 et ne représentent que 60 à 70% de cette dernière. Soit un manque de 200 à 400 litres par mètre carré selon les régions. Ce déficit atteint parfois plus de 50% dans les cantons de Vaud, du Valais, de Genève et du Tessin.
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«Réagir, c’est maintenant!» Ce cri d’alarme, on pourrait l’attribuer à tous nos interlocuteurs. «La résilience de la nature et des hommes a des limites», estime Emmanuel Reynard. Qui résume: «2020 et 2022, sécheresse, 2021, trop d’eau. Soit trois années exceptionnelles. Comment les agriculteurs et les éleveurs peuvent-ils s’adapter à ces conditions dans la durée?» interroge le professeur de l’Unil, qui parle de conséquences symboliques. Pour l’instant. «Car, année après année, les pertes financières s’accumulent. Si on observe le phénomène plus globalement, combien coûtent les incendies toujours plus nombreux qui sévissent à travers la planète? Et combien a coûté et coûte encore la crise du coronavirus, qu’on peut en partie lier, que ça plaise ou non, à une certaine proximité avec la faune sauvage due à la déforestation? On pourrait aussi citer la réduction de la biodiversité et la sixième extinction de masse, particulièrement forte et rapide, que nous vivons actuellement. A vrai dire, je crois que nous n’avons pas encore pris la mesure des menaces que le réchauffement fait peser sur l’économie.»
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Pour le géographe, les solutions et les réponses aux problèmes passent par un changement profond de nos comportements. «Pendant deux ans, nous n’avons pratiquement pas pu voyager. Mais dès que les restrictions ont été levées, qu’avons-nous fait? Nous nous sommes précipités dans les avions. C’est un exemple parmi d’autres.» Directeur de l’innovation chez BlueArk Entremont, un pôle dédié à l’innovation dans le domaine de l’eau et des ressources naturelles, Stéphane Storelli propose pour sa part d’introduire de vraies mesures d’incitation pour économiser l’eau.
«Aujourd’hui, user et surtout abuser de la ressource ne coûte pas cher. Environ 2 francs le mètre cube. Une tarification dynamique pour les usages non essentiels aurait l’avantage d’éviter les restrictions et autres interdictions pures et dures. Comme l’énergie, le prix de l’eau devrait être bon marché quand elle est abondante et augmenter au fur et à mesure de sa raréfaction. A 10 francs le mètre cube, vous y réfléchissez à deux fois avant de remplir ou de changer l’eau de votre piscine», estime l’ingénieur en mécanique. Un autre évoque des solutions techniques. «Chaque Suisse consomme en moyenne 165 litres d’eau potable par jour, dont 45 litres pour les toilettes. Pourquoi ne pas réfléchir à un système de récupération de la douche ou du bain pour l’emploi des WC? Multiplié par 8,5 millions de personnes, cela en ferait des économies!» Des idées et des projets qui ne se réaliseront pas sans une volonté politique affirmée. N’est-ce pas justement là où le bât blesse?
«Pour les poissons, la tragédie menace»
Rivières à sec, températures de l’eau trop élevées… Les mortalités piscicoles sont imminentes en de nombreux endroits, avertit la Fédération suisse de pêche, qui craint un remake des étés 2003 et 2018.
«La situation est mauvaise. Les poissons qui ont besoin de froid comme les truites et les ombles souffrent beaucoup mais tout indique malheureusement que nous nous dirigeons vers une tragédie.» C’est un véritable cri du cœur que lance David Bittner, administrateur de la Fédération suisse de pêche (FSP), sur le site de cette dernière. «Avec le réchauffement des températures de l’eau, l’oxygène nécessaire à la respiration diminue et les poissons sensibles risquent de mourir asphyxiés», poursuit-il. Démunie à ce stade, la FSP demande à la population d’aider à sauver ce qui peut l’être, énonçant une dizaine de mesures et de comportements qui peuvent contribuer à limiter les dégâts (https://sfv-fsp.ch/fr).
Le réchauffement de la planète et la multiplication des épisodes caniculaires montrent comment le changement climatique est devenu une réalité. Les habitats aquatiques sont particulièrement sous pression, et pas seulement pendant les épisodes de canicule. Trois quarts des espèces de poissons indigènes sont menacées, en voie d’extinction ou déjà éteintes. Les populations de poissons sont en déclin depuis des décennies relève la FSP. A l’instar des experts de l’eau et du climat que nous avons consultés, David Bittner appelle lui aussi à une vraie réaction pour revitaliser et renaturaliser nos cours d’eau en créant des habitats piscicoles, des zones de refuge et de l’ombrage. «Nous ne devons pas seulement réfléchir à la manière dont nous traitons notre nature, nous devons aussi enfin agir réellement», supplie-t-il.
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«Ce millésime ressemblera à celui de 2003»
Dans les vignes, la sécheresse ralentit la croissance des raisins et réduit l’acidité d’un millésime qui se rapproche de celui de 2003.
Comme une grande partie des cultures, la vigne souffre. Mais pas toute la vigne. «La sécheresse affecte principalement les jeunes plantations de 4 ou 5 ans, prêtes à entrer en production. Grâce à leurs racines qui vont chercher l’eau à une quinzaine de mètres de profondeur, les vieilles vignes sont moins affectées», explique Thierry Anet, responsable depuis 2008 du vignoble de l’Etat de Genève. Un peu plus de 6 hectares situés sur le coteau de Lully, dont les fines gouttes font la fierté de la République, même si le millésime 2022 s’annonce «compliqué», comme disent les spécialistes du secteur.
«Le manque d’eau stoppe le processus de photosynthèse, ce qui arrête ou ralentit en tout cas fortement la maturation du raisin. Conséquence, les vendanges ne seront peut-être pas si précoces que cela», estime l’œnologue, qui parle d’un millésime proche de celui de 2003. Donc moins facile à conserver à cause de sa faible acidité. «On se pose sérieusement la question d’installer des goutte-à-goutte et de l’arrosage pour répondre à ces situations qui s’accumulent. Non pas pour augmenter les rendements, les quotas étant de toute façon là pour les limiter, mais pour la santé de la vigne.»
Un équilibre d’ores et déjà rompu pour le parchet de pinot noir, un cépage qui redoute particulièrement le chaud. «Le stress hydrique a fait jaunir puis tomber les feuilles. Les raisins ne sont dès lors plus protégés. On a coupé au maximum pour soulager la plante et tenter de sauver les souches. Mais maintenant, il faudrait de l’eau.» Si l’arrosage des jeunes vignes est autorisé, celui des plantations plus anciennes est soumis à dérogation. La sécheresse de 2022 bousculera-t-elle aussi les lois?