Le district de Dzongu est encore plongé dans un épais brouillard matinal lorsque le chant des oiseaux annonce le début d’une nouvelle journée. Alors que l’humidité s’évapore lentement, laissant apparaître un ciel cristallin, une myriade de cascades résonnent dans les collines boisées des montagnes environnantes. Quelques heures plus tard, le soleil passera derrière ces pics majestueux, révélant la silhouette enneigée du Kanchenjunga, le troisième sommet le plus haut du monde.
«Cette montagne est sacrée pour tous les Lepchas; nous pensons que nous avons été créés à partir de ses neiges, explique Tenzing Lepcha, un fermier local de 42 ans et militant environnemental. Chaque fois que l’un de nous meurt, où qu’il se trouve dans le monde, son âme retourne vers la montagne.» Les Lepchas – qui seraient les premiers habitants de cette terre – appelaient le Sikkim «Nye-mae-el», ou «paradis». Le nom ne pourrait être plus approprié pour cet ancien royaume indépendant de 610 000 personnes niché au cœur des sommets himalayens.
Une aventure agricole
Il y a quelques années, Tenzing a ressenti l’appel de sa terre natale. Il a abandonné le confort de la vie urbaine, est retourné à Dzongu et s’est lancé dans une aventure agricole. «Le monde industrialisé a suivi la voie du progrès, mais aujourd’hui même les Occidentaux tentent de retourner à leurs racines», explique-t-il, assis sous un porche en bois immergé dans une nature luxuriante. A son retour, Tenzing a encouragé les jeunes chômeurs locaux à se lancer dans l’agriculture et a géré lui-même la commercialisation des produits de Dzongu. Aujourd’hui, il est l’un des personnages les plus vénérés de la région, l’incarnation du chemin alternatif au développement que le Sikkim a entrepris.
En 2016, le Sikkim est devenu le premier Etat entièrement biologique au monde, avec l’objectif de préserver l’environnement local, son écosystème fragile et sa riche biodiversité, et d’assurer une vie plus saine à ses habitants. C’est l’aboutissement d’un processus entamé en 2003, au cours duquel le Sikkim a progressivement éliminé les engrais chimiques et les pesticides et formé les agriculteurs à l’agriculture biologique. Aujourd’hui, l’ensemble des 76 000 hectares de terrain agricole du Sikkim est certifié biologique, et l’importation et l’utilisation d’intrants chimiques sont strictement interdites.
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Depuis longtemps, le monde cherche une alternative durable à l’agriculture industrielle. Au moment où le changement climatique nous pousse à redéfinir nos priorités, l’exemple du Sikkim nous encourage à explorer une relation plus constructive entre les êtres humains et l’environnement, basée sur l’interconnexion plutôt que sur la compétition. Parmi les premiers résultats de la révolution organique, les autorités locales affirment qu’il y a eu une augmentation de la faune et de la population d’abeilles ainsi qu’un rajeunissement du sol. Une recherche récente de l’Université du Sikkim a révélé que l’agriculture indigène a contribué à une augmentation des espèces de papillons dans les zones cultivées, prouvant que l’agriculture biologique et la biodiversité sauvage peuvent coexister et être mutuellement bénéfiques.
Pourtant, ce nouveau parcours n’est pas sans risque. L’agriculture biologique est plus complexe, requiert davantage de main-d’œuvre que l’agriculture conventionnelle et ses rendements saisonniers sont inférieurs. Les autorités locales ont donc identifié quatre cultures rentables – gingembre, sarrasin, curcuma et cardamome – qui pourraient booster les exportations de produits biologiques du Sikkim, mais l’Etat ne dispose pas pour l’instant des infrastructures nécessaires à la commercialisation rentable des produits alimentaires. La mise en place d’une chaîne logistique appropriée peut prendre des années. Pour le moment, plusieurs investisseurs du Moyen-Orient, d’Europe, d’Asie du Sud-Est et d’Extrême-Orient ont manifesté leur intérêt pour les produits locaux.
Maisons d’hôte au paradis
La révolution organique a également permis de développer l’industrie du tourisme. Faisant partie de l’Inde depuis 1975, le Sikkim est habité par différentes communautés – Bhoutias, Lepchas, Népalais et Tibétains – et possède un fascinant mélange de langues, de cultures, de religions, de même qu’une identité culturelle particulière. Quitter la capitale tentaculaire, Gangtok, et se perdre dans la nature luxuriante et intacte est le meilleur moyen d’explorer cette terre fascinante. Les visiteurs peuvent loger dans des maisons d’hôte – de charmantes petites cabanes en bois mises à disposition par des familles locales – et avoir un aperçu de la vie rurale authentique. Les journées se déroulent entre la récolte du riz, l’exploration des cascades enfouies dans les bois et, avec un peu de chance, un mariage traditionnel. Le soir, les familles se réunissent autour de la cheminée pour partager des histoires et de délicieux dîners bios avec leurs invités.
Parmi les visites incontournables, on trouve la ferme modèle d’Azing Lepcha, un petit homme timide de 60 ans originaire du village de Hatidunga et travailleur infatigable. Son histoire illustre aussi bien les défis que les récompenses de la transition biologique. En 2003, Azing a hérité au décès de son père d’un terrain agricole de 5 acres. Les parcelles en terrasses étaient dédiées à la monoculture du maïs depuis les années 1970, et l’application constante d’urée – un engrais azoté commun et peu coûteux – pendant plus de vingt-cinq ans avait appauvri un sol déjà aride à la base.
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Miel et vin sans alcool
Azing a commencé à convertir la terre en ferme fruitière, plantant ananas, goyaviers, bananiers, manguiers, papayers et jacquiers le long des pentes abruptes. Les débuts ne semblaient pas très prometteurs. «Personne ne connaissait ma nouvelle activité. La seule chose que je pouvais faire était de vendre les fruits au marché local, explique-t-il. Pendant quatre ans, j’ai eu du mal à subvenir aux besoins de ma famille.» L’homme n’a pas baissé les bras et a commencé à diversifier ses activités en produisant du miel et en utilisant le surplus de fruits pour créer de savoureux vins sans alcool. L’idée a pris et a commencé à attirer un flux constant de visiteurs curieux. Azing a inauguré une maison d’hôte au sein de la ferme, alliant agriculture biologique et tourisme équitable. Aujourd’hui, il accueille chaque mois plus de 300 visiteurs indiens et internationaux.
Grâce à son succès, Azing a pu scolariser ses sept enfants et est devenu célèbre à travers le Sikkim. Mais, surtout, il a prouvé à ses collègues agriculteurs que le nouveau modèle peut fonctionner en comptant simplement sur la nature. Azing utilise du fumier – un mélange de matières fécales animales et de feuilles d’arbres – pour préparer son propre engrais, et élabore un insectifuge à base d’urine de vache fermentée et d’herbes locales. «Vingt pour cent de mon rendement est consommé par les insectes, les oiseaux, les singes et les animaux sauvages, mais cela ne me pose aucun problème, au contraire, poursuit-il. Ces animaux nourrissent la forêt, qui à son tour fournit du fumier pour ma ferme. Tout est relié dans la nature.»
Une philosophie de vie
Ici, l’attachement que les habitants ressentent envers la nature est né d’une nécessité vitale et s’est transformé au fil du temps en une philosophie de vie. Les villages locaux sont dispersés et isolés les uns des autres et, pendant la saison des pluies, les glissements de terrain peuvent bloquer les rares routes existantes, isolant des quartiers entiers pendant des semaines. L’autosuffisance a toujours été une nécessité dans un environnement aussi difficile et elle a permis aux locaux de maîtriser le langage de la nature. «Nous n’avons pas besoin de marchés, ici. Si vous m’envoyez dans la jungle, je sais quelles plantes manger, explique Tenzing en riant. Nous avons appris tout ça de nos ancêtres. Si nous devions être coupés du monde, nous saurions nous débrouiller seuls.»
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Les yeux du militant sont emplis d’une fierté mêlée de crainte lorsqu’il évoque les futurs défis. Il sait que la préservation de la nature est une lutte quotidienne interminable. «Nous ne pouvons pas demander à tous nos jeunes de faire comme nous. La volonté de changer le cours des choses doit partir d’eux-mêmes, conclut-il. Ce que nous pouvons faire, c’est leur montrer un chemin qui a été tracé par nos ancêtres et que mes amis et moi avons décidé de parcourir de nouveau. J’espère vraiment que les générations futures nous rejoindront.»