Vous avez été des centaines à réagir, souvent de manière outrée, à l’enquête publiée dans notre édition du 8 décembre dernier intitulée «Le test vaudois révolutionnaire dont la Suisse ne veut pas». Précisément, à la façon dont la Confédération – via l’OFSP – ainsi que nos grands hôpitaux snobent une technologie médicale concernant aussi le Covid-19, pourtant utilisée dans une quarantaine de pays et porteuse d’un potentiel gigantesque, au dire de la plupart des spécialistes que nous avons interrogés. Un dédain qui a incité le conseiller national Olivier Feller, qui se dit choqué par nos révélations, à s’adresser directement au Conseil fédéral via une interpellation parlementaire déposée le 13 décembre dernier. «J’attends sa réponse avant la session de printemps, vers fin février», précise l’élu PLR vaudois qui, comme beaucoup, se demande pour quelle raison «la Confédération refuse de s’intéresser à une technologie innovante en matière de test antigénique développée par une entreprise basée en Suisse alors que cette technologie séduit de nombreux pays étrangers. Et selon quels critères le Département fédéral de l’intérieur et l’OFSP décident de répondre ou pas à des interlocuteurs qui ont développé un procédé susceptible de contribuer à freiner ou à combattre la propagation du Covid-19.»
Pour mémoire, notre article décrivait comment la société vaudoise Abionic, qui occupe 60 personnes au Biopôle d’Epalinges, a mis au point dès 2017 une plateforme de diagnostic par analyse sanguine, l’AbioScope, la plus rapide au monde, ayant le potentiel de doser tous les paramètres sanguins utiles aux médecins praticiens. Selon Nicolas Durand, son inventeur lausannois et CEO de la société, il suffit en effet d’une goutte de sang prélevée au bout du doigt et de cinq petites minutes pour que sa machine, grande comme une machine à café et coûtant moins de 6000 francs, livre son résultat.
Une avancée majeure, puisque ce procédé évite une prise de sang veineuse et réduit drastiquement le temps d’attente du diagnostic. «Mais la future vraie révolution, c’est qu’avec cette petite machine on amène le laboratoire au patient. Plus besoin d’attendre un résultat durant des heures ou même des jours», se réjouit le docteur François Ventura, urgentiste, intensiviste et «chief medical officer» à temps partiel auprès de la biotech vaudoise. «Prenons l’exemple d’un médecin qui visite ses patients à l’hôpital à 10 h le matin. Lorsqu’il demande une analyse particulière, son résultat lui est communiqué plus tard. Avec l’AbioScope, il pourrait obtenir directement les résultats au lit du patient et en temps réel», assure celui qui a été récompensé par le Prix de la Faculté HEC de l’Université de Lausanne l’an dernier pour son master MBA consacré à un des dosages certifiés, celui du sepsis, sur la plateforme de diagnostic développée par Abionic. Preuve que les milieux académiques sont sensibles au progrès que la biotech fondée en 2010 réalise en matière de traque des sepsis, ou septicémies, ces complications d’infections bactériennes causant chaque année 11 millions de décès à travers le monde, environ 6000 en Suisse (le sepsis dû à une infection par staphylocoque doré étant le plus courant).
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Il faut dire que dès l’arrivée du Covid-19 dans nos régions, en mars 2020, Abionic a pu simplement adapter sa technologie à la détection du virus, proposant un test antigénique salivaire fiable réalisé en à peine une minute et pour 20 francs, un atout majeur de l’AbioScope. Mieux, dans la foulée, la biotech communiquait qu’un test utilisant son marqueur avec un score respiratoire permettait d’évaluer la gravité de l’infection et espérait prédire l’évolution de la maladie.
Une très bonne nouvelle que l’entreprise s’est empressée de transmettre par écrit à Alain Berset, mais à laquelle ni le conseiller fédéral fribourgeois ni l’OFSP n’ont réagi, écrivions-nous le 8 décembre. Interpellé peu avant Noël, le bureau du chef du Département de la santé nous a fait savoir que ce n’était pas le rôle de ce dernier de répondre à ce genre de courrier. De son côté, l’office dit ne pas comprendre ce qui s’est passé. «Nous n’avons pas retrouvé la lettre de M. Durand. Depuis le début de la pandémie, nous recevons tous les jours énormément de courrier et son traitement n’est pas toujours aisé», se justifie le porte-parole de l’office. A propos de la non-reconnaissance par l’OFSP du test antigénique d’Abionic, lequel bénéficie pourtant de l’enregistrement auprès de Swissmedic et du marquage CE (conformité aux législations de l’Union européenne), celui-ci précise que seuls les tests rapides antigéniques figurant sur la liste de l’Union européenne peuvent être utilisés dans notre pays. Un aveu qui fait bondir Nicolas Durand. «C’est discriminatoire pour les entreprises suisses, qui doivent d’abord s’enregistrer auprès de l’UE avant de pouvoir vendre et opérer dans leur propre pays. Cela équivaut à une mise sous tutelle de Swissmedic par l’autorité européenne», dénonce le Vaudois qui, contraint et forcé, déposera donc une demande d’homologation auprès de l’UE courant janvier.
En mai 2020, sa société a déposé une autre demande, auprès de l’OFSP cette fois, afin que son test diagnostic du sepsis, validé par de nombreuses publications scientifiques, soit remboursé par les assurances maladie. «Un processus qui prend habituellement deux ans, nous a avertis l’office», confie François Ventura, auteur du dossier de 250 pages, en regrettant les lourdeurs et lenteurs administratives. «Il faut parfois des mois pour obtenir une réponse. Suite à quelques corrections mineures demandées en octobre dernier, on nous a informés que le dossier sera préparé d’ici mars, pour être présenté pour validation, si tout va bien, en juillet 2022», détaille le médecin, un peu désabusé par ce long parcours du combattant. «Une intervention directe d’Alain Berset aurait-elle permis d’accélérer le processus? Rien n’est moins sûr», conclut-il, dubitatif.
Pendant ce temps, des gens meurent. «Bien sûr, l’AbioScope ne va pas sauver l’humanité. Mais dans les cas de sepsis par exemple, où chaque heure – pour ne pas dire chaque minute – compte, sa précocité à poser le diagnostic s’avère déterminante, poursuit le clinicien, avant de lâcher: Je comprends la frustration de Nicolas Durand. Il s’évertue à répéter «On sauve des vies et on participe aux économies du système de santé et personne ne m’écoute.» Car côté financier, le thérapeute est formel. «Une étude américaine estime que chaque patient suspecté de sepsis qui bénéficierait de cette méthode de diagnostic permettrait une économie de 4215 dollars. Chez nous, on évaluerait cette dernière à 16 800 francs par sepsis nosocomial évité aux soins intensifs.»
Autant de démonstrations d’efficacité que partage l’infectiologue intensiviste Philippe Eggimann, dont les études réalisées en équipe à partir du procédé utilisé par Abionic (avec le marqueur PSP, pour pancreatic stone protein) ont été publiées dans de prestigieuses revues scientifiques. Notamment une étude multicentrique qu’Abionic a en partie financée, ayant réuni plusieurs dizaines d’hôpitaux et 900 patients. «La PSP analysée avec l’AbioScope nous fait faire un grand bond en avant, puisque cette machine permet de délocaliser l’analyse de diagnostic réservée jusqu’ici aux laboratoires et aux grands hôpitaux.
Dans un avenir proche, on peut en effet imaginer que les urgences, les cabinets médicaux, les EMS et même les ambulances en seront équipés. Ce serait un gain de temps et d’argent énorme», considère Philippe Eggimann, rejoint dans sa vision par François Ventura, qui œuvre également comme médecin-sauveteur auprès de la compagnie Air-Glaciers. «Dans la plupart des cas, nous conduisons les patients et les accidentés à l’hôpital sans diagnostic définitif. Avec l’AbioScope à bord, nous pourrions gagner un temps fou en fournissant un premier diagnostic grâce à des analyses sanguines avant même notre arrivée, dans certains cas. Et je ne parle pas des entreprises, écoles, lieux culturels et de divertissement qui pourraient procéder à des tests antigéniques covid à moindres frais et à un rythme sans équivalent en disposant d’un tel outil.» «Il y a énormément d’intérêt de la part de ces organisations, les écoles surtout, confirme Nicolas Durand. Mais tant que le test n’est pas validé par l’UE et l’OFSP, nous sommes tous bloqués», se désole-t-il.
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Seule voix discordante, la doctoresse Noémie Boillat Blanco, spécialiste des maladies infectieuses au CHUV, qui estime que les prédictions de l’AbioScope dans le cas du Covid-19 ne sont pas aussi fiables que ses laudateurs le clament. «Si elles sont bonnes concernant la mortalité, elles s’avèrent très mauvaises en matière de transfert, ou pas, aux soins intensifs. Sur la base de notre étude interne, l’AbioScope ne se révèle pas être l’outil de tri idéal des patients, indique la praticienne, avant de pondérer son propos. Nos résultats discordants proviennent peut-être du fait que nous avons réalisé les mesures uniquement à l’arrivée des personnes aux urgences afin de prédire leur devenir dans les sept jours qui suivent et non au moment de leur aggravation clinique. Il est important de souligner qu’à ce stade aucune étude n’a démontré l’utilité d’un dosage de la PSP sur la prise en charge du sepsis, que cela soit pour la décision de prescrire un antibiotique ou pour aiguiller la trajectoire des patients (admission aux soins intensifs). C’est la raison pour laquelle, conformément aux directives internationales, la PSP n’est pas recommandée au CHUV.»
Une réserve qui n’étonne pas François Ventura et Nicolas Durand. «Notre procédé est un marqueur de la gravité de la maladie à un temps donné et ne peut en effet être prédicteur sans être renouvelé. Des hôpitaux en Italie et en Grèce utilisent notre plateforme sur les patients covid et, à ma connaissance, ils en sont très satisfaits», affirme ce dernier.
Au-delà des querelles d’experts, Philippe Eggimann et François Ventura estiment tous deux que l’AbioScope est avant tout victime de l’accueil mitigé et souvent injustifié que les milieux médicaux réservent aux nouvelles technologies. «On s’en méfie ou, pire, on les ignore dans un premier temps. Et c’est encore plus sensible dans un domaine tel que le diagnostic, où on utilise les mêmes procédés moins performants depuis plusieurs décennies.» A ce stade, la technologie d’Abionic est pourtant loin d’avoir livré tout son potentiel. «Pour le moment, notre appareil ne permet l’analyse que de quelques paramètres, mais nous espérons développer des dizaines de capsules de tests supplémentaires qui seront toutes compatibles avec la même plateforme. Malheureusement, chacun de ces développements nécessite un investissement allant de 1 à 5 millions de francs pour respecter la réglementation», rapporte Nicolas Durand. Des fonds énormes que l’entreprise espère réunir prochainement afin de se donner une chance de devenir la Nespresso du diagnostic médical…
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