Pousser la porte de Youri Messen-Jaschin, c’est inonder ses rétines de l’abondance de couleurs de l’univers psychédélique de cet artiste de 82 ans. Sur les boiseries murales sont accrochés de faux oiseaux au plumage multicolore, tandis qu’un immense métier à tisser trône dans le hall d’entrée. Car en plus de peindre à l’huile ou à l’eau, de réaliser des sérigraphies ou des œuvres avec des néons, l’artiste est aussi tisserand. En fait, l’antre de l’homme espiègle respire la créativité et l’originalité. Entre ces murs, plusieurs tranches de vie se superposent, tel un millefeuille au glaçage multicolore. Il faut dire qu’enfant, Youri Messen-Jaschin habitait déjà dans cet attique avec ses parents venus se réfugier en Suisse après l’occupation soviétique de la Lettonie en 1940. Sa mère, modèle berlinoise, garde sa nationalité allemande mais son père, lui, devient apatride. Un choix que Youri décidera de perpétrer. «C’est une façon de rester libre et, avec mon document stipulant que je suis apatride, je peux néanmoins voyager dans plus de 60 pays. J’ai vécu aux Etats-Unis mais aussi en Amérique latine», précise celui qui a finalement choisi de se réinstaller au bord du Léman, il y a plus de trente ans.
Des couleurs, des pieds au cerveau
La Suisse, il y est très attaché. Déjà, c’est aux Beaux-Arts de Lausanne qu’il a commencé sa formation après avoir colorié pendant des années les murs de la cave de ses parents, amateurs d’art. Il part ensuite étudier à Paris puis en Suède. «A Göteborg, j’avais choisi l’option dessin textile. Je voulais aussi suivre d’autres cursus mais on m’a gentiment fait comprendre qu’il était temps de devenir professeur. Comme ça ne m’intéressait pas, j’ai continué de me former sur le tas. J’ai donc appris par la suite le «body painting» lors de soirées new-yorkaises ou l’Op Art après avoir vu l’exposition The Responsive Eye au MoMA en 1965, qui m’a totalement bouleversé», nous raconte le peintre.
Fasciné par l’impression de mouvement et de vibration lumineuse qui émane des toiles sous ses yeux, le jeune Youri s’adresse alors au Vénézuélien Jesùs Rafael Soto, l’un des pionniers de ce courant, afin qu’il lui enseigne les bases de l’art cinétique. C’était il y a plus de soixante ans. Depuis, il n’a jamais arrêté de peindre à main levée ces illusions d’optique.
Comme il ne s’est jamais lassé non plus de s’habiller en piochant dans toutes les extravagances possibles. Aussi longtemps qu’il s’en rappelle, Youri Messen-Jaschin a toujours cultivé un look à part. Le jour de notre visite, il arbore une tenue hautement chamarrée et n’hésite pas à jouer à faire plusieurs essayages. Ce personnage hors norme tutoie au quotidien toutes les nuances Pantone mais plus par nécessité que pour le paraître. C’est comme s’il avait besoin qu’elles l’entourent. «La couleur, c’est la vie», dit-il simplement.
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Et sa vie, il l’a passée à magnifier sa vision de l’art optique tout en assistant à des réactions parfois épidermiques devant ses tableaux qui ont l’air de tourbillonner. «Des gens ont la chair de poule, d’autres des palpitations ou même des nausées. Je ne l’ai jamais mal pris. Par contre, j’ai toujours voulu savoir dans le fond pourquoi 4 à 5% des visiteurs doivent quitter mes expositions après quelques minutes», explique-t-il.
Il y a cinq ans, il tape à la porte de nombreux neuroscientifiques et attise la curiosité du professeur Bogdan Draganski, directeur du laboratoire de recherche en neuro-imagerie du CHUV. Avec le Brain Project, une étude où ils s’associent à l’Institut Planck de Leipzig et à l’Université de Vilnius en Lituanie, ils souhaitent comprendre les effets de l’Op Art sur le cerveau. Dans la première phase, Youri Messen-Jaschin peint 60 illustrations spécifiques avec des couleurs et motifs différents. Grâce aux clichés pris par une IRM, les scientifiques ont pu analyser les réponses des patients devant les images polychromes qui tournent en boucle. «Je trouvais encore plus stimulant de voir que certains participants de l’étude n’étaient pas pris de malaises ou de vertiges mais qu’au contraire ces dessins les apaisaient», écrit le médecin dans le livre «L’Op Art rencontre les neurosciences», publié en 2022 aux Editions Favre.
L’Op Art «personnalisable»
Les réalisations de Youri et d’autres artistes cinétiques pourraient-elles apaiser les consciences? «Ça a toujours été un rêve pour moi de soigner avec l’art. Ce qu’on a pu constater, c’est que l’Op Art agit sur des processus neuronaux et peut mener à une forme de bien-être dans certains cas», confirme le peintre. Aujourd’hui, une équipe de chercheurs du CHUV collecte des fonds afin de mettre sur pied une plateforme que les psychologues pourraient utiliser à des fins thérapeutiques. «Les patients pourraient transformer mes tableaux comme bon leur semble pour se sentir le mieux possible, que ce soit en adaptant la couleur ou en modifiant la forme», précise-t-il.
Contrairement à certains artistes à l’ego démesuré, Youri Messen-Jaschin n’a aucun regret si les personnes qui acquièrent ses œuvres les modèlent à leur goût. «Je ne travaille jamais sur commande mais je laisse ensuite les gens libres de faire ce qu’ils veulent avec, comme parfois changer le titre de l’œuvre ou alors la mettre à l’envers», sourit le plasticien.
Ce qui est essentiel pour lui, c’est de remplir son quotidien de couleurs et de peinture. «Regardez les sept teintes cachées derrière cette toile en noir et blanc! En la fixant, certaines personnes les voient, d’autres non!» nous lance-t-il en détaillant une de ses sérigraphies avec le même enthousiasme que le jour où il a découvert ce procédé artistique. Une passion communicative puisque sa compagne, Marina, habituée à vivre au milieu de ces palettes, regarde aussi les tableaux de Youri avec un feu d’artifice dans les pupilles. Depuis ses débuts, l’art cinétique intrigue. «Jusqu’à présent, nous étions une vingtaine dans le monde à peindre de l’Op Art, mais il y a de la relève en Italie et au Portugal», cite le peintre. Et lorsqu’on lui demande s’il utiliserait l’intelligence artificielle pour créer, l’homme s’offusque et répond: «Jamais je n’utiliserai un ordinateur pour créer mes tableaux! La société est déjà assez manipulée par la technologie.» Pour lui, tout réside dans la frontière entre l’imaginaire et le réel, là où le cerveau joue du pinceau.