«Voyager, faut pas.» C’est en substance le message du moment. Ça l’était déjà un peu avant le covid, sous les injonctions de la sémillante Greta Thunberg, mais maintenant que ça menace nous, les «concrets», et plus seulement des choses vagues et abstraites comme la planète ou les générations futures, voyager est devenu immoral. Mais on peut. Mais il faudrait pas. Mais ça reste possible, hein (en plus, c’est moins cher)! Mais c’est pas bien. Enfin, c’est à vous de voir, quoi. Mais on vous déconseille.
Et nous voilà tout paumés! Nous qui, tels des bardes autocentrés, chantions à qui voulait (et ne voulait pas spécialement) l’entendre nos propres aventures dans des contrées lointaines – «... et là, je me rends compte que j’ai oublié l’adaptateur...» –, nous qui nous enorgueillissions au cours de repas mondains de nos excursions exotiques – «... en revanche, c’est très humide...» –, nous qui prodiguions des conseils avisés à quelque admirateur ou admiratrice souhaitant marcher dans nos pas d’explorateurs – «... pour le Musée Ghibli, il faut vraiment prendre tes billets six mois à l’avance...» Comment, quand la gloire romantique des voyages de douze heures et demie en classe économique Lufthansa se fait soudain opprobre, devons-nous réagir?
J’en discute beaucoup avec moi-même et nous ne trouvons pas vraiment de réponse. Je lis çà et là que le voyage est par les temps qui courent mieux perçu s’il est «essentiel». Encore une embûche sémantique. Encore à bibi de décider soi-même si son acte tient du caprice ou de la nécessité. C’est à ma Maman de trancher, ça, pas à moi! Moi, je peux pas, je suis Moi! Vous pensez bien qu’à mes yeux mon aller-retour annuel de dix jours à New York est d’une essentialité en béton armé. Non content de faire tourner l’économie d’une nation aux valeurs irréprochables, je m’amuse, je mange trop, je crois que je vais enfin voir Hamilton mais c’est toujours trop cher et je me sens spécial en achetant des baskets manufacturées par des enfants au Bangladesh. Et covidement parlant, c’est pas moi qui vais infecter les Américains, ils l’ont déjà tous. Que celui ou celle qui voit une faille dans mon argumentaire parle maintenant ou se taise à jamais.
Votre silence en dit long. Vous aussi, il vous chicane, ce fichu concept de «responsabilité individuelle». Déjà qu’il fallait penser à la destination, l’hôtel, le prix, la compagnie, la période et la taille du coffre de la voiture de location – «... n’en prends pas une à Séoul, c’est l’enfer pour se parquer...» – maintenant, il faut en plus penser aux autres. Mais c’est usant, l’altruisme!
On pourrait pas décider pour nous plutôt que nous laisser le choix? Le gouvernement statuerait, comme il l’a fait pour les commerces, sur ce qui est «essentiel» (un Kägi fret) et ce qui ne l’est pas (un manteau), m’interdirait malgré mon plaidoyer exemplaire (voir ci-dessus) d’aller rejoindre cette ville qui fait tant battre mon cœur, je les détesterais et les désavouerais peinard et je pourrais enfin mettre de côté cette question si fondamentalement cruelle pour tout être humain doué d’un minimum de conscience: suis-je une bonne personne?
La réponse est non. Je pars le 21 août.
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