Dimanche dernier, le 7 février 2021, marquait un double anniversaire avec des beaux chiffres. Des multiples de cinq. Ceux qu’on aime bien fêter. Côté privé, c’était les 75 ans de ma maman. Côté public, le suffrage féminin suisse soufflait ses 50 bougies. L’angle rêvé pour cette chronique serait donc de vous narrer, le sourcil grave, les 25 premiers printemps de ma génitrice dans l’Ancien Monde, celui où son avis politique comptait moins que la qualité de ses spätzlis. Celui où ses droits civiques étaient noyés dans la Javel de son mélange pour sol propre. Celui où sa citoyenneté était recouverte par l’odeur de la pipe du père, attendant les résultats d’un beau dimanche de votations.
Hélas pour la fluidité de ce papier et fort heureusement pour elle, ma mère est née à Saint-Malo en 1946, soit deux ans après l’introduction du droit de vote pour les femmes en France. En 1971, elle avait bien d’autres choses à foutre que de retenir son souffle en attendant de connaître le sort des Schwytzoises et quand elle fut naturalisée Helvète en 1983, la règle était la règle depuis douze ans et rien ne changea pour elle si ce n’est qu’on se mit à lui demander son avis vachement plus souvent qu’auparavant. De sa majorité à nos jours, elle aura donc vécu une vie de citoyenne complète sans passer par la case «reste à ta place». «Quelle chance!» a-t-on presque envie de dire sérieusement tant le cynisme qui se dégage des inégalités hommes-femmes nous a habitué·e·s à voir la normalité comme une exception.
Peut-on encore questionner l’existence du patriarcat (je demande parce qu’il y en a des qui) en regardant les images d’archives d’il y a cinquante ans et quelques jours, lorsque les débats faisaient rage? Lorsque l’homme «pour» s’inquiétait malgré tout publiquement des fluctuations qu’un potentiel oui pourrait exercer sur l’excellence de son souper. Lorsque la femme «contre» se montrait dubitative quant à la capacité des représentantes de son genre à assurer une fonction publique. Lorsqu’on regarde en arrière sans autre choix que d’admettre que oui, les Suisses ont sciemment privé les Suissesses de l’ouvrir pendant plus d’un siècle alors même que la Constitution de 1848 semblait l’autoriser et ont même convaincu certaines du bien-fondé de leur démarche.
La réponse est non, si jamais. Pour celles et ceux qui n’avaient pas capté. On ne peut pas. Et croyez-moi, je suis le premier à lever les yeux au ciel en entendant le mot «patriarcat» aujourd’hui. «Changez de disque», j’ai parfois envie de dire. «On a compris!» Peut-être parce que j’ai vraiment compris, que j’ai l’impression d’agir en fonction et que ça me lasse qu’on me le rabâche, à force. Peut-être aussi parce qu’il est quand même là, ce patriarcat, tapi quelque part en moi, dans mon inconscient, comme un fond de vase dans un joli étang de progressisme, et qu’il cherche encore à dire à l’autre moitié du monde de fermer un peu sa gueule.
J’espère pas, mais je reste ouvert à ma potentielle crasse. Faut dire que, si on était vraiment toutes et tous propres, on n’en serait pas à célébrer un jubilé bien trop tardif et à trouver remarquables les mouvements et défilés qui prennent place dans la sphère publique depuis plusieurs années. Il n’y en aurait tout simplement pas besoin. Vous rappelez-vous d’ailleurs avoir célébré les 150 ans du droit de vote des hommes en 1998? Moi non plus. Pour nous, c’est une évidence. Pour elles, c’est «une victoire». Ça se fête.
Cinquante ans, qui plus est. C’est un bel âge! On ne fêtera probablement pas en grande pompe les 51 ans du suffrage universel en Suisse. Une mention au TJ, tout au plus, mais pas d’opération spéciale. Pareil pour 52, 53, 54… Soixante ans, ce sera mieux, mais c’est pas aussi reluisant qu’un demi-siècle. Le centenaire, lui, sera sûrement magnifique, mais soyons réalistes, au rythme où je clope en écrivant mes machins, je ne serai vraisemblablement pas là pour le voir. C’est dommage, mais avec un peu de chance et beaucoup de travail, je serai peut-être encore vivant pour assister à la naissance de l’Egalité pure et simple. Je ne sais pas quand ce sera mais je m’en réjouis. (Bon anniversaire, Maman.)
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