A l’instar d’une rétrospective de la vie d’un chanteur fraîchement décédé, l’arrivée de l’orthographe dite «rectifiée» dans les écoles romandes a été l’occasion pour les médias de nous en apprendre un peu plus la semaine dernière sur cette vieillerie qui fait partie de nos vies mais à laquelle on réfléchit peu. Un peu comme quand on se dit: «Tiens! Je savais pas que Johnny était passionné de trigonométrie…», je me suis surpris à découvrir que l’orthographe et la grammaire françaises avaient été volontairement complexifiées à travers les âges par l’Académie y relative. Le but: renforcer le swag des aristocrates et faire en sorte que la plèbe se sente bien conne si l’un ou l’une de ses représentant·e·s se retrouvait par mégarde en train de tailler le bout de gras avec madame la marquise.
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«Serait-ce donc par pur effet de rémanence de cet excès de snobisme des temps passés que je me retrouve aujourd’hui à être un véritable petit Goebbels du langage avec mes semblables?» m’interrogeai-je. Il n’est pas rare, en effet, que je me montre jugeant, intransigeant, voire génocidaire avec qui ne maîtrise pas parfaitement les règles du français.
«La mère à Basile», une coche. «L’immeuble où c’est qu’il est Stéphane», une claque. «Si je serais toi», un waterboarding dans du vin neuchâtelois avec du Sweet People à fond dans les enceintes. Je n’ose même pas évoquer ici les accès d’ultraviolence imaginaire que provoque chez moi le traitement de la langue sur les réseaux sociaux par peur de me retrouver sur la liste «zinzins à surveiller» d’une agence de renseignement gouvernementale.
Ces vieux grigous de grammairiens des XVII et XVIIIe auraient-ils donc réussi leur coup? Sournoisement, sans même que je sois au courant de leurs desseins classistes, seraient-ils parvenus plusieurs siècles plus tard à faire de moi une petite boule de fierté s’enorgueillissant de connaître leurs vilains petits pièges dénués de toute logique? De savoir que le mot «amour», lorsqu’il est mis au pluriel, devient féminin; que la locution «après que» demande que le verbe de la proposition subordonnée soit conjugué avec un temps de l’indicatif (alors que pas «avant que»); ou encore que l’expression «faire sens» n’a aucun – mais alors AUCUN – fondement étymologique. On dit «avoir du sens» ou «prendre du sens», enfin! Cela va de soi, bande d’incultes!
Et voilà que je recommence à puer, bon sang! Pourtant, la bête facilité avec laquelle je suis parvenu à mémoriser des exceptions à la con (doublée, certes, d’un abonnement précoce au magazine pour enfants Je bouquine sous l’impulsion de Maman) ne me semble pas constituer une raison suffisante pour me sentir si supérieur. A quoi, alors, dois-je la sensation de toute-puissance agacée qui m’envahit lorsqu’un ou une congénère se trouve en position d’être corrigé·e? Le sens de l’esthétisme? Non, trop relatif. Le goût de la chose bien faite? Visiblement, je n’ai pas la même rigueur avec les équations mathématiques (j’ai besoin d’une calculatrice dès qu’il y a un 5 et un 7 dans une addition). La fatuité?
Pas impossible. Si je n’avais lu que les propositions de la «rectification» et pas les quelques faits historiques que nos ami·e·s journalistes ont eu la gentillesse de joindre à leurs comptes rendus, il y a fort à parier que j’aurais de nouveau laissé vociférer mon «immortel» (c’est le titre que se donnent les membres de l’Académie française, pour vous donner une idée du melon des mecs) interne. A la place, j’ai respiré un petit coup, j’ai fermé les yeux et j’ai pu sans trop de peine ni de pulsions sanguinaires entrevoir un monde où «oignon» s’écrivait «ognon» et «maîtresse», «maitresse» sans que cela change grand-chose à la vie d’avant. En revanche, le prochain que je chope en train de coller un «-er» à un participe passé, je le caillasse.