Dans mon lent et inexorable processus de vieuxconnification, mon premier réflexe en apprenant dans les médias que les étudiant·e·s étaient «les grand·e·s oublié·e·s de la crise» a été de sortir un minuscule violon et de jouer une minuscule version de la «Mazurka No 45 en la mineur» de Chopin. La raison de mon cynisme résidait en un constat simple et ma foi très personnel: avec un peu de recul, mes six années d’études à l’Université de Lausanne représentent la version de moi-même la plus amusante et contradictoire qu’il m’ait été donné d’offrir au monde. Quand j’y repense, je ris.
Six ans de lutte douce contre les injustices sociales et les cannellonis de la cafétéria de manière indifférenciée (et sans plus de résultats dans un combat que dans l’autre). Six ans à recracher avec aplomb des théories très partiellement maîtrisées à la face de mes parents lors de repas dominicaux consacrés à faire leur éducation («Vous ne comprenez donc rien?»). Six ans à faire chier la planète entière avec mes examens comme si la survie des gorilles à dos argenté en dépendait. Six ans à feindre de l’intérêt pour «l’hypothèque légale en droit romain» et autres figures juridiques complexes, parce que si ça ne m’intéressait pas, alors qu’est-ce que je faisais là?
J’en ris, mais avec compassion. J’étais un vieil enfant cherchant sa voie, un benêt sérieux avec un pantalon sous le cul et un keffieh violet (merci Maniak), certes, mais je l’étais à 100%. Je ne trichais pas. Shit was real. C’est donc avec le même rire affectueux, la même compassion et peut-être une capacité nouvelle à relativiser que je tente aujourd’hui de me mettre à la place des étudiant·e·s en imaginant mon ancienne vie dénuée d’une de ses composantes essentielles: la vie, précisément.
Que l’on s’entende bien: par «vie», j’entends sortir, picoler, socialiser, draguer, jouer au ping-pong sous un ciel orageux de juillet entre deux examens, ressentir le frisson de quitter un cours «pour pisser» et ne plus jamais y revenir (ce qui n’a pas la même saveur derrière un écran chez soi) ou encore donner le surnom de «la grande merde» au mec du premier rang dans l’auditoire qui pose tout le temps des questions chiantes (ce qui n’a pas la même saveur derrière un écran chez soi). En gros, tout ce qui peut faire oublier un instant «l’hypothèque légale en droit romain» et permettre à la société de ne pas être entièrement à l’image de Suzette Sandoz.
Sans tout cela, je le concède en mettant soigneusement mon petit violon de côté, j’aurais aussi certainement cédé à la déprime. D’ailleurs, les chiffres ne trompent pas: les demandes de soutien psychologique ont cette année augmenté de 20% à l’Université de Fribourg et de 750% à celle de Genève (faut toujours qu’ils fassent mieux, ceux-là). En prenant qui plus est en compte la précarité financière chez certain·e·s étudiant·e·s privé·e·s de pouvoir exercer leur job d’appoint, il serait bien maladroit d’émettre un quelconque doute sur la véracité de leur douleur. Qu’elle soit subjective ou objective, une souffrance reste une souffrance.
Cela dit – et je ressors mon stradivarius miniature – le traitement médiatique de cette détresse étudiante bien réelle me gratouille un peu, car il semble une fois de plus prendre la forme d’une compétition malsaine qui dure depuis le début de cette crise. Le corps infirmier, puis les commerçant·e·s, puis le milieu de la restauration, puis celui de la culture, puis les étudiant·e·s... Le projecteur passe, s’arrête, rend légitime pour quelques jours, puis délaisse pour quelqu’un d’autre. La déprime, l’impatience et la fatigue, elles, continuent de croître chez tout le monde. La tristesse n’a pas de visage et encore moins de «groupes». C’est pas un concours par équipes. Ami·e·s étudiant·e·s, loin de moi l’envie qu’on ne parle pas de vous, mais cette récente tendance à communautariser, à lobbyiser, à hashtaguer la détresse des un·e·s et des autres quand tout le monde ramasse de manière relativement équivalente vous semble-t-elle bien constructive? Utilisez votre sens critique. Vous avez quatre heures.
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