«Un jour, je serai critique cinéma!» avais-je dit à ma mère en un temps où je croyais que la vie était simple. Le moment est arrivé et devrait durer environ le temps de lecture de cette page, à moins que je ne revoie une fois dans ma vie une œuvre qui me remue autant que «Montre jamais ça à personne». Et le lecteur ou la lectrice de L’illustré de s’imaginer sur-le-champ une romance secrète dans l’Angleterre victorienne ou un biopic oscarisable sur la vie d’un joueur de triangle soudanais aveugle et manchot – un «beau film», quoi – mais il n’en est rien. «Montre jamais ça à personne» est un documentaire en six épisodes retraçant la carrière du rappeur Orelsan et n’en reste pas moins une des plus belles histoires qu’il m’ait été donné de voir.
Pendant près de vingt ans, un petit frère bouffi d’admiration pour son aîné filme, caméra au poing, le quotidien de celui-ci, persuadé que son autoproclamé «loser» de frangin finira par engloutir tout entier le monde de la variété française à la seule force de son talent. Le récit d’un succès ahurissant que seule une quantité non négligeable d’échecs peut permettre de construire. Si l’histoire est si poignante, c’est d’abord parce qu’elle commence à Caen, une ville qui a cela en commun avec la Suisse romande et avec beaucoup d’autres coins de la francophonie de n’être «pas Paris». Ça peut paraître anodin, mais quand on est un artiste (qui s’ignore) avec de grandes ambitions (inavouées), c’est le tout premier échec. Etre loin du centre de son monde. Un revers bien accidentel, certes, mais qui rend le fait d’y croire – que dis-je, d’y penser – totalement insolite. Faites-moi confiance, je viens de Sainte-Croix.
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Et pourtant, quelque chose bouge à l’intérieur, bouillonne, inexorablement. Même en province, il y a du talent, tout aussi sourd et réprimé que le sien, et Orel est comme magnétisé par «ceux qui font». Il aborde, il s’entoure et le loser n’est plus un. Il devient multiple et trouve avec les autres la force de faire ce que trop de gens considèrent comme une folie furieuse: essayer. Echec numéro deux, numéro trois, numéro quatre, numéro douze… A ce stade, on n’est pas plus loin que nos gamins des bleds du Gros-de-Vaud qui se rencontrent et qui trouvent «cool de faire un truc». Mais quand on ne peut rien faire d’autre que ce pour quoi on est né alors même qu’on s’y emploie (#TrouverUnVraiBoulot), ça finit par payer. La carrière décolle. C’est le destin.
Et puis il y a la polémique. Echec numéro «reviens sur terre et arrête de rêver». Une chanson en forme d’erreur de jeunesse, que personne n’avait écoutée jusqu’alors en dehors d’un public à même d’en comprendre le délire, refait surface. On parle de toi, mais pas pour les bonnes raisons. On t’invite sur des plateaux, mais pour se payer ta tronche. On t’aborde dans la rue, mais pour t’insulter. On vient à tes concerts, mais pour manifester. On t’écoute, mais on ne t’entend pas. On annule tes dates. On arrête ta tournée. On te convoque au tribunal. Le cauchemar de l’artiste. Vingt ans pour s’autoriser à y croire, dix ans à essayer de le faire, et c’est toujours pas ça. La France n’est pas encore prête à accueillir un des plus grands poètes de son histoire. Il faut s’en relever, de celle-là…
Mais quand ça doit, ça doit. Dix ans plus tard, Orelsan est un des artistes les plus écoutés de sa génération, maintes fois primé aux Victoires de la musique et jamais un de ses discours de remerciement n’y a été revanchard. Un mec simple, sans postures, intègre, loyal et attachant qui est devenu ce qu’il devait être sans jamais être ce qu’il n’était pas. Certes, il y a plus dur dans la vie qu’être un mec blanc de la classe moyenne d’une petite ville de France. Aimé, entouré et soutenu par sa famille, qui plus est. Reste qu’à l’heure des buzz et des poussées de followers qui vous remplissent des salles du jour au lendemain «Montre jamais ça à personne» est une histoire de l’Art comme on en fera peut-être plus. Une leçon de vie à montrer à toutes celles et ceux qui sentent quelque chose vibrer à l’intérieur et qui se demandent quoi en foutre. Musiciens, comédiennes, écrivaines, dessinateurs, humoristes: toutes et tous, nous ne nous construisons dans la durée qu’en essayant, en échouant et en recommençant sans cesse. La vraie reconnaissance n’arrive pas du jour au lendemain. Orelsan en est la preuve vivante: «Losers don’t lose, quitters do.»