«Yann Lambiel, s’il fallait choisir entre le Valais, où vous êtes né, et Morges, où vous habitez désormais?» L’imitateur de 47 ans esquive la question d’un éclat de rire. Fin diplomate, il vous cite chacun des membres de sa famille resté dans son canton d’origine alors que lui a pris racine en terre vaudoise il y a vingt ans. «Mon fils est Morgien. Il précise même qu’il est le seul Vaudois de la famille!» A son côté, dans la cuisine, Maxime, 12 ans, a de qui tenir. A l’heure des devoirs, ce fin observateur garde un œil sur les facéties de son papa. Il est 17 heures. Lambiel triture l’actualité pour sa chronique du lendemain. Depuis plus de quatre ans et demi, son «Info trafiquée», à 7 h 50 en direct sur LFM, fait marrer la Suisse romande. Et, entre les deux hommes de la maison, aux premières loges, il y a Sonia, épouse et maman. «Elle a été un moteur dans ma carrière», reconnaît Yann. Après quinze ans dans la banque, elle est désormais l’une des gérantes de l’épicerie spécialisée La Maison du Vrac à Morges. A l’heure du thé, Yann a soudain trouvé la réponse à notre question initiale. «J’ai un caractère valaisan, mais je me sens surtout Suisse romand. Les petites bagarres entre les uns et les autres me font rire. C’est mon terrain de jeu.» L’occasion, alors que la ville de Morges vient de lui remettre la Distinction culturelle 2020, de nous pencher sur son parcours. Ou comment un plombier de Saxon est devenu imitateur.
La Suisse déprime mais, grâce à vous, les Romands rient tous les matins sur LFM. Vous en mesurez les effets bénéfiques?
Yann Lambiel: Mon travail consiste d’abord à arriver positif et souriant (sa chronique matinale est filmée, ndlr). Le rire est un médicament. C’est ça que les auditeurs viennent chercher. L’autre matin, à la sortie du studio, le médecin cantonal vaudois, Karim Boubaker, m’a glissé: «Eh bien, je ne savais pas que j’allais commencer la journée aussi bien!» Comme tous les soignants, il est sur le pont depuis le mois de mars et il a récemment déclaré être «au bord de l’implosion». Les trois gags que j’avais fabriqués la veille lui ont fait du bien. J’en étais fier. Vous savez, je ne suis pas drôle au quotidien…
Vraiment?
A table, pendant une soirée, ce n’est pas moi qui fais rire. Pierre Aucaigne ou Marc Donnet-Monay, eux, le font très naturellement. Je suis un artiste de music-hall qui utilise le mécanisme du rire. Ce n’est pas Yann qui est rigolo, ce sont mes personnages. J’en ai besoin, comme un marionnettiste.
Cela demande de l’énergie. Où mettez-vous la vôtre?
J’écris tout le temps. C’est paradoxal, puisque Laurent Flutsch et Thierry Meury le faisaient pour moi, à mes débuts sur la RSR, dans La soupe est pleine. Je ne comprenais pas toujours ce que je disais, mais j’ai su imposer des voix. Couchepin, Constantin ou Brélaz sont devenus mes «tubes». Je n’ai commencé à écrire seul qu’après six ans d’antenne. Je suis dans le registre court de la caricature, du dessin de presse: une idée, un gag.
Au départ, vous étiez plutôt un manuel.
Chauffagiste-plombier! Si on m’avait dit que, trente ans plus tard, mon travail consisterait à écrire toute la journée, je ne l’aurais pas cru. Mon père était peintre en bâtiment et, à 16 ans, comme je n’étais pas un caïd à l’école, l’apprentissage était une évidence. Pour moi, un métier consistait à rentrer sale et fatigué à la fin de la journée.
Pourquoi chauffagiste?
Parce qu’à Saxon il y avait un installateur sanitaire et monteur en chauffage en face de la maison. Il aurait été carreleur ou électricien, j’y serais allé quand même. Je ne l’ai pas fait par passion. A côté, j’étais batteur-chanteur dans un orchestre. Notre trio reprenait Claude François, dont j’étais fan, Joe Dassin, Renaud, on jouait des valses aussi, les vendredis, samedis et dimanches soir. Comme nous n’avions pas de permis, mon père venait nous récupérer à 3 h 30 du matin. Avec ma mère, ils ont sacrifié tous leurs week-ends à ski pour moi. Je gagnais plus avec les bals, environ 200 francs, qu’en bossant la semaine, où j’étais payé 1 fr. 70 de l’heure. Ça m’a appris le métier de la scène.
Au début, Sonia, votre petite amie devenue votre épouse, quitte le Valais et part à Genève travailler dans la banque. Vous la suivez avec quelques économies en poche et prenez une année sabbatique. Comment vous êtes-vous rencontrés?
Elle m’a connu plombier. J’avais 21 ans, elle 19. Elle était fille d’honneur d’une fanfare, moi batteur dans une autre. C’est elle qui poussait le bouton pour envoyer les musiques quand j’ai débuté. Elle a été très importante. C’est mon moteur. Et même si ça n’était pas sa passion, elle a suivi tout le processus.
Que pense Maxime, votre fils, de son père imitateur?
Pour lui, il y a le personnage de Yann Lambiel et il y a papa. Des fois, il me file des gags. Il connaît bien l’actualité politique. Il baigne dedans en permanence et cultive le deuxième degré. Petit, il avait l’impression, je pense, de perdre son papa lorsqu’il me voyait sur scène. Il devait me partager avec le public. A la fin, il venait me serrer très fort. Une façon de dire: «Tu es encore là.» A 7 ans, il connaissait mon spectacle par cœur. Désormais, il me corrige sur chaque petit détail. Il voit absolument tout.
Votre tout premier spectacle, c’était quand?
Le 15 mars 1996, le jour de mes 23 ans. Les médias étaient enthousiastes. Une fois dans la voiture, Sonia m’a dit: «C’était bien, mais tu es à 50% de ton potentiel.» Elle avait raison; elle avait déjà le recul nécessaire. Par la suite, j’ai été repéré et j’ai fait partie des Niolus sur Radio Framboise avec Bouillon, Meury, Barnabé et les autres. Ils m’ont beaucoup aidé. Et tout s’est enchaîné. Ça a pris dix ans.
Comment vous est venu le goût d’imiter?
En allant voir Patrick Sébastien à Conthey. A travers les voix des autres, il concrétisait tout ce que j’aimais: le chant, la satire politique, faire rire et émouvoir. Moi, j’aimais chanter, mais pas avec ma voix. J’ai essayé les histoires drôles, sans succès. Je n’y arrive toujours pas. Je connaissais une cassette de Coluche sur le bout des doigts, mais les gens ne riaient que si je l’imitais.
L’imitation, ça se travaille?
Pas pour moi. Je n’en comprends même pas le mécanisme. C’est très instinctif.
En juin 2012, vous disiez d’Alain Berset: «Personne ne le connaît, je n’arrive pas à l’imiter.» Ça va mieux depuis?
On a dû attendre la crise du covid pour découvrir qu’il avait des sourcils! (Rires.) On le remarquait tout juste une fois par an à l’annonce des hausses des primes maladie. Désormais, c’est une personnalité majeure. En fait, je ne peux rien faire tant que le public n’a pas la référence, le moment clé. Pour Adolf Ogi, par exemple, il a fallu attendre son discours de Kandersteg devant le sapin.
Quelle voix reste insaisissable?
Bastian Baker. D’autres s’imposent naturellement, comme Alexandre Jollien ou Daniel Brélaz. Je le fais depuis vingt ans.
Vous l’avez ressorti, mangeant des chips, pour parler de la mort du fondateur de la marque Zweifel.
C’était une évidence physique et sonore! Daniel Brélaz dure, alors que Couchepin, Leuenberger, Ruth Dreifuss ou Claude Frei sont passés de mode.
Le public serait déçu si vous ne faisiez pas Brélaz sur scène?
Comme Johnny Hallyday avec Gabrielle. Mais il faut savoir laisser la place aux nouveaux, comme Alexis Favre ou Philippe Revaz de la RTS. Ils incarnent l’actualité du moment.
Alexis Favre, d’«Infrarouge», n’a pas d’accent. Un cas difficile?
Je ne l’ai pas travaillé du tout, mais son enthousiasme emporte tout. J’ai son débit dans l’oreille. Je suis batteur, et j’accentue ici et là. Le soir de l’émission spéciale élections américaines, j’ai bien rigolé en le regardant: il a tenu une heure avec son plateau d’invités et ses correspondants sans avoir le moindre résultat. Il est beau, sympa, intelligent: c’est le Federer de la télé. Philippe Revaz est plus facile. (Il l’imite:) «Bonsoir à toutes-zé-t’à tous!» A ses débuts au TJ, il était tendu, il ne souriait pas et je m’en suis moqué. Comme pour Federer et Wawrinka, le second est plus rigolo à faire. Il a des hauts et des bas. C’est tellement plus riche pour un imitateur.
Les personnalités font attention à leurs tics de langage à cause de vous?
Oui. Il y a quinze jours, sur LFM, Philippe Leuba a failli dire «par voie de conséquence». Il s’est retenu de justesse, a fait allusion à mes sketchs… mais il a cité l’autre Lambiel, Stéphane, le patineur! (Rires.)
Votre voix se dérobe-t-elle parfois?
Je n’ai jamais voulu prendre de cours de chant de peur d’altérer les voix imitées. Il y a sept ans, je suis resté aphone un mois et j’ai eu très peur. En plus, j’ai eu un acouphène. Je venais d’arrêter La soupe et il y avait une part d’émotionnel: c’était la crise de la quarantaine. Le CHUV m’a dirigé vers un coach vocal: Robin de Haas. Sa technique de chant basée sur la respiration m’a changé la vie et je ne suis plus jamais fatigué vocalement. J’ose enfin chanter avec ma voix. Je fais même du lyrique. Cela m’a ouvert à des possibilités jamais explorées. J’ai même enrichi ma palette de personnages.
Le coronavirus a mis un coup d’arrêt à votre tournée?
Oui, j’espère recommencer avec Multiple le 15 décembre. En mars, pendant le semi-confinement, j’étais à l’antenne de LFM depuis la maison. Certains de mes amis, qui ne vivaient que de la scène, se sont retrouvés sur leur canapé sans aucune activité.
Comme Jean-Luc Barbezat, qui semble très affecté?
On ne fait pas le même travail. Je fonctionne seul, j’ai ma boîte, mon spectacle. Tout ce que je n’ai pas pu jouer a été reporté. Lui est producteur, il dépend de la billetterie. Mes shows, je les ai déjà vendus aux théâtres. Nous n’avons donc pas le même poids sur les épaules. Et la radio m’assure un revenu. Jean-Luc engage de l’argent sans rentrées financières. Or, il a bossé tout l’été avec sa revue ou son spectacle de Montana. Il a plus de courage que moi, qui n’ai pris aucun risque.
Paris compte 400 humoristes dans le registre du stand-up. Y a-t-il, là-bas comme ici, trop de monde dans le circuit du rire?
Tout le monde est humoriste. Il suffit de deux ou trois vidéos à succès sur les réseaux sociaux. Mais qui va durer? On le voit chez les chanteurs. Dans la jeune génération, Julien Doré est un peu un cas à part. Les Johnny et Bruel sont rares. Dans le rire, Florence Foresti tient le coup.
Pendant les Césars, elle a ciblé Roman Polanski. Thomas Wiesel, lui, soutient différentes causes. Ils s’engagent et cela crée parfois des polémiques. Et vous?
Je ne suis pas un militant. Pour donner des leçons aux autres, il faut être parfait. Je ne le suis pas et je ne suis pas assez sûr de ce que je pense. Je reste un observateur, pas un acteur. Coluche n’a plus fait rire lorsqu’il s’est présenté à la présidentielle. Il est devenu clivant. Il y a un côté négatif à tout ça. Je n’ai pas assez de convictions pour m’imposer ce fardeau. Mon travail consiste à divertir les gens, pas à leur expliquer ce qu’ils doivent faire. C’est le boulot du politicien ou du journaliste.
Vos saillies matinales ne sont jamais orientées?
Si je donne l’avis de la gauche par le biais de Christian Levrat, je le fais ensuite avec Philippe Nantermod, qui est à droite. Pendant les treize ans de La Soupe, pourtant connotée à gauche, pas un seul auditeur n’a voté autrement parce qu’il écoutait nos sketchs. On ne convainc que ceux qui sont d’accord avec vous.
Comment éviter l’acharnement?
L’actualité dicte mes choix. Faire rire fait partie de mon job. En ce moment, c’est Darius. Pareil pour Pierre Maudet. C’est triste et c’est très dur pour eux. Je suis aussi une personnalité publique. Et je sais que je ne suis pas à l’abri.
Où mettez-vous le curseur?
Je m’autocensure beaucoup. Ça dure trois jours et on passe à autre chose. La référence, elle, restera. Comme avec Christophe Darbellay (en 2017, lors de la campagne pour le Conseil d’Etat, il a admis avoir eu un enfant d’une relation extraconjugale, ndlr). Si jamais je franchis la ligne rouge, mes collaborateurs ou ma femme me le font très vite savoir.
Yann Lambiel sera sur la RTS le soir du 26 décembre. Avec «La voix est libre», émission inédite de 50 min., plus un best of de ses sketchs de 1 h 30.