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«Il y en a encore qui nous prennent pour des enragées»

Il y a un an, dans la foulée de la grève des femmes, l’image d’une manifestante brandissant son poing trempé de mauve faisait la une de L’illustré. Rencontre avec la Vaudoise Lucie, une jeune femme typique de sa génération.

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Le 6 juin dernier, place Saint-François à Lausanne, Lucie, 27 ans, reprend une pose militante. Participer à la grève des femmes le 14 juin 2019 était pour elle «une évidence». Julie de Tribolet

Notre «cover girl» a un peu hésité avant d’accepter ce portrait. Elle ne voulait pas prendre la place de consœurs davantage impliquées dans les luttes pour les droits des femmes. «Je n’ai jamais fait partie d’un collectif, ni participé à une action spéciale, glisse Lucie P. Mais féministe, je l’ai toujours été. La marche du 14 juin, je devais y aller, c’était une évidence.» Et puis elle a une assurance tranquille couplée à un physique avenant. Le jour de la manifestation, à Lausanne, lorsqu’elle voit le photographe Théo Héritier qui mitraille, elle s’avance, le bras levé, plante son regard dans le sien. Clic, clac.

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Notre une du numéro spécial consacré à la grève des femmes, daté du 19 juin 2019. La photo de Lucie avait été réalisée par Théo Héritier.

De ce jour, qui a vu des centaines de milliers de manifestantes et de manifestants descendre dans les rues, dont 40 000 à 60 000 à Lausanne, elle garde un souvenir fort. «Je craignais qu’il n’y ait que des jeunes femmes, mais quand j’ai vu tous ces gens, ces mamies au balcon qui levaient les bras, les familles avec les enfants, j’ai été rassurée. En arrivant à la Riponne, la foule m’a donné des frissons.» La semaine qui suit, ses collègues du CHUV, où elle travaille comme infirmière, la taquinent en placardant la une de L’illustré dans le service. Elle en sourit. «Ça m’a fait bizarre, mais je suis contente d’avoir ce souvenir. C’est un peu une fierté.»

La mobilisation du 14 juin a montré, dit-elle, qu’«il y a un tas de gens qui ne sont pas d’accord avec les inégalités de genre et les injustices. Moi, ça m’a rassurée, en me montrant que nous étions beaucoup à ne pas être d’accord, justement. Il est temps que les choses changent.» Elle s’insurge. Difficile de trouver un cadeau non genré pour les bébés qui naissent autour d’elle ces temps-ci. «Il y a encore des gens qui nous prennent pour des enragées, alors que pas du tout. Nous sommes juste en colère. Tout passe par l’éducation. Avec mes amis, mes proches, on s’encourage et on se pousse dans nos projets, sans se poser la question du genre.»

Elle-même souligne n’avoir pas souffert d’inégalités en grandissant. Même si, entre la 7e et la 9e, les filles de sa classe faisaient du volley et les garçons du football. Elle évoque une enfance choyée auprès de sa sœur et de ses cousins dans le village de Pomy, près d’Yverdon, où vivaient aussi ses quatre grands-parents. «Chez eux, la répartition des tâches était traditionnelle mais chacun mettait la main à la pâte. Et ils n’ont jamais fait de différence entre leurs petits-fils et leurs petites-filles.» Les parents de son père ont migré de la région de Naples dans les années 1950. Elle en garde l’amour de la cuisine italienne, mais se sent «bien plus Suisse qu’Italienne. Je ne parle même pas la langue…» Son père lui a raconté les initiatives Schwarzenbach des années 1970. De quoi alimenter sa fibre de gauche. «Je ne vote pas systématiquement, mais quand je le fais, je me rallie le plus souvent au PS.»

Lucie est née en 1992. Cela fait d’elle une millennial, de cette génération Y sommairement décrite par les historiens américains Neil Howe et William Strauss comme dotée d’un «esprit rationnel, d’attitude positive, d’esprit d’équipe et d’abnégation». Cochons les cases: la jeune femme savait qu’elle voulait travailler «dans le social», rit-elle de ce cliché réalisé: depuis deux ans, elle est infirmière dans le service de chirurgie cardiaque du CHUV. Une profession qu’elle a choisie mais qui a renforcé sa conscience des inégalités. «Parce que ce serait une vocation, on essaie de tout nous faire avaler. On donne beaucoup de notre personne, mais parfois, il nous arrive aussi d’être mal lunées en nous levant le matin. Certains patients vont trop loin dans leurs exigences.» Et de raconter ceux qui la bipent en pleine nuit pour relever le duvet qui a glissé.

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Avant de prendre son service de nuit au CHUV où elle est infirmière, Lucie fait une halte dans l’un de ses QG lausannois, le Pin-Up Bar. Julie de Tribolet

«Au-delà, l’initiative pour des soins infirmiers forts a été rejetée (par le Conseil national en décembre dernier, ndlr), quelques mois plus tard c’est la crise et voilà que nous devenons des héros. Sans parler des infirmiers en chef, qui sont bien plus souvent des hommes alors que la grande majorité des infirmiers sont des femmes. Notre charge de travail doit être revalorisée. Et pourquoi pas des postes à responsabilité en time-sharing? Je n’ai pas encore de famille, mais faire ce métier à 100% avec des enfants, ce n’est juste pas possible.» Pour l’esprit d’équipe, on coche aussi: «Mes collègues sont super. Un bon team, ça fait beaucoup.»

Le Covid-19 a mis un frein à la formation postgraduée sur les maladies infectieuses qu’elle s’apprêtait à suivre en Belgique, et l’a renvoyée au travail. Ce n’est que partie remise, espère-t-elle. Après un stage d’observation dans le Tamil Nadu, en Inde, elle se verrait bien faire de l’humanitaire, pourquoi pas sur le terrain avec Médecins sans frontières ou ici, par exemple avec le Point d’Eau, centre de soins pour les populations vulnérables à Lausanne. Le réchauffement climatique, qui préoccupe tant sa génération, passe pour elle au second plan. «A quoi sert de sauver une planète où l’on meurt de faim? On ne peut pas faire de l’écologie sans les plus pauvres. La question de l’humain est pour moi la plus urgente.»

Digital native, Lucie est aussi à l’aise sur Instagram, où elle a un compte privé, que dans la vie. Elle avoue «ne pas tenir en place. Je suis toujours en vadrouille.» Ses prochaines vacances? Elle a prévu de visiter les châteaux de la Loire à vélo. La photographe et moi la titillons: c’est typiquement une escapade d’amoureux, ça. Alors oui, mais elle n’aime pas «donner un nom à [ses] relations. Ça m’angoisse, j’ai l’impression d’être prise dans un étau.» Une fille typique de son époque, vous disait-on.


En raison du coronavirus, les événements prévus ce week-end, le 14 juin tombant cette année un dimanche, seront proposés de manière éclatée, ainsi qu’en ligne via Facebook et Instagram Live.

>> Ces rendez-vous doivent être confirmés par le biais des pages Facebook des collectifs, notamment le programme des collectifs vaudois et genevois

>> Une conférence avec la journaliste française Victoire Tuaillon, auteure du podcast «Les couilles sur la table» et la dessinatrice Emma, auteure notamment de «La Charge émotionnelle et autres trucs invisibles» (éditions Massot), devrait se tenir le 14 juin à 20h sur la page Grève des Femmes, Grève féministe.


Par Albertine Bourget publié le 11 juin 2020 - 09:04, modifié 18 janvier 2021 - 21:11