Vingt ans déjà. En 1999, la révolution numérique était encore balbutiante. La photographie professionnelle se pratiquait avec des bobines de films argentiques, faute de capteurs suffisamment performants. Les smartphones et leur écran magique n’allaient débarquer sur le marché que dix ans plus tard. Facebook et Instagram n’existaient pas. Le web hébergeait 700 fois moins de sites qu’aujourd’hui. Google, créé l’année précédente, ne comptait que huit employés.
C’était aussi, 1999, un temps où le public s’enthousiasmait pour une aventure inutile mais sympathique, un pari absurde mais difficile, une compétition acharnée mais fair-play, un dernier truc à la Jules Verne: le premier tour du monde en ballon sans escale.
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Et en ce mois de mars 1999, après plusieurs tentatives ratées par les différents concurrents circumterrestres et deux échecs personnels, Bertrand Piccard prenait son troisième envol depuis Château-d’Œx avec un ballon plus performant que jamais. Tout était réuni, techniquement et humainement, pour oublier les mésaventures de 1997 et 1998. Cette fois, le petit Suisse était prêt à damer le pion à ses rivaux anglo-saxons millionnaires, parmi lesquels le célèbre patron de Virgin, Richard Branson.
Comme un froid
C’était en revanche plutôt mal parti pour L’illustré qui, en ouvrant ses colonnes les mois précédents aux anciens équipiers de Bertrand Piccard, était en mauvais termes avec ce dernier. Licenciés par l’Helvète pour amateurisme ou incompatibilité d’humeur, ceux-ci avaient eu des mots durs à l’encontre de leur ancien patron, qui leur avait préféré le discret Brian Jones. Et Bertrand Piccard avait ressenti nos articles comme une sorte de trahison de la part d’un magazine qui avait suivi de près ses précédents vols.
Fraîchement arrivé à L’illustré, l’auteur de ces lignes avait reçu comme mission de la part du rédacteur en chef de l’époque, Daniel Pillard, de réconcilier l’aérostier déjà en vol avec le magazine. Une humble sollicitation d’interview auprès de son épouse Michèle avait fini par aboutir.
Et c’est donc un Bertrand Piccard un peu raide, un peu sec, que nous avions pu interviewer le 8 mars, via son téléphone satellite embarqué, alors qu’il flottait à bord de son Breitling Orbiter à 5000 mètres au-dessus de la mer d’Arabie. L’article, intitulé de manière presque prémonitoire «Nous devrions arriver le 20 mars» (la ligne du tour du monde a été franchie le 20 mars dans les airs, l’atterrissage eut lieu lui le 21 mars), amorça la réconciliation de l’aventurier et de L’illustré. Mais rien ne laissait présager le cadeau inestimable que le premier allait faire au second et à ses lecteurs quinze jours plus tard.
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La Libye de Kadhafi ou l’Egypte de Moubarak
Piccard et Jones survolèrent l’Inde, le sud de la Chine et survolèrent lentement l’immense Pacifique. Les réserves de gaz s’épuisaient et le tour semblait compromis. Heureusement, l’Atlantique fut avalé à plus de 200 km/h de moyenne, grâce à de puissants jet-streams. Mais ces courants avaient poussé le ballon au sud de la Méditerranée, rendant délicat le choix du lieu d’atterrissage. Il fallait en effet dépasser la longitude de Château-d’Œx pour faire valider le tour du monde. C’était donc soit la Libye, soit l’Egypte.
Or, Kadhafi ne souhaitait pas accueillir le ballon sur son sol. L’Egypte de Moubarak était en revanche plus accueillante: cette visite imprévue et très médiatisée allait permettre d’améliorer une image touristique ternie par le terrible attentat de Louxor en 1997.
Rallye
Mais Breitling Orbiter manquait de carburant pour s’approcher du Caire et viser les pyramides de Gizeh, comme les Egyptiens l’avaient un peu rapidement fantasmé. Pour les journalistes suisses qui s’étaient déplacés par dizaines en Egypte, la poursuite du ballon ressembla à un rallye sur un terrain de jeu grand comme deux fois la France.
Le tandem de L’illustré avait loué un 4x4 avec chauffeur depuis Le Caire pour foncer plein sud en direction de Louxor, région des premières prévisions d’atterrissage. Notre véhicule roulant par hasard en convoi avec celui de confrères italiens équipés d’une mallette de téléphone satellite, nous étions donc informés de la trajectoire de Breitling Orbiter et mîmes soudain le cap à l’ouest pour foncer à 100 km/h de moyenne dans cet immense désert rocailleux, à la merci d’un chauffeur somnolent, mais refusant de nous céder le volant et qu’il fallait réveiller et hydrater toutes les cinq minutes pour ne pas mourir bêtement au milieu de nulle part.
Colère homérique
Arrivés à l’oasis voisine du lieu d’atterrissage après quinze heures de route, notre chauffeur et ses mystérieux acolytes se révèlent être des policiers. Ils refusent de nous mener jusqu’au ballon, provoquant une colère homérique chez mon collègue photographe qui voit ses espoirs de clichés historiques s’évanouir.
Suit une attente interminable dans la palmeraie. L’armée égyptienne met en effet sept heures pour repêcher les aérostiers. Il ne reste plus dans l’oasis que le tandem de L’illustré et deux photographes d’agence pour réceptionner les deux héros débarquant enfin d’un hélicoptère.
Bertrand Piccard se jette dans les bras de notre photographe Claude Gluntz, avec qui il s’était formé au pilotage d’ULM des années auparavant. Mais les aérostiers sont vite kidnappés par le chef de l’oasis, qui leur impose un repas silencieux surréaliste avec les autorités du village, repas durant lequel Brian Jones tire la gueule tandis que Bertrand Piccard tente vainement de mettre un peu d’ambiance. Et pendant ce temps les militaires égyptiens dévalisaient la nacelle du ballon, escamotant canot de secours, albums de timbres commémoratifs et autres trésors embarqués…
Le marché miraculeux
Un avion militaire nous ramène le soir au Caire tandis que les héros sont rapatriés dans la capitale par un avion aux couleurs de Breitling. Dans leur hôtel cairote, c’est l’hystérie: CNN et d’autres médias se battent pour s’arracher quelques minutes Piccard et Jones. Le tandem de L’illustré observe, dépité: faute de photos d’action, le reportage est un échec.
Une heure plus tard, un calme absolu règne dans l’hôtel. Mon collègue photographe est au téléphone avec notre rédacteur en chef quand Bertrand Piccard apparaît tout seul et reposé dans l’immense lobby déserté. Notre patron a alors le bon réflexe: «Demandez à Piccard si on peut avoir les photos qu’il a dû prendre à bord du ballon durant le tour du monde!» Et ça marche: «Je vous donne mes films et vous autorise à les publier. En contrepartie, vous faites dès votre retour en Suisse des copies de ces diapositives pour deux grands magazines français à qui je les ai promises.» Et il nous confie une grosse bourse en jute remplie de bobines. Ces images permettront de réaliser une vente en kiosque record de L’illustré. En 1999, les miracles étaient encore possibles.