Ce n'est qu'une anecdote. Mais elle est révélatrice de la place qu’occupe Xherdan Shaqiri dans le football anglais. La scène se déroule à Hale, une petite ville de 16 000 âmes à 15 kilomètres de Manchester et à une heure de route de Liverpool. C’est dans cette localité que Xherdan Shaqiri a élu domicile. En ce lundi soir d’août, le restaurant italien Cibo, prisé des personnalités de la région, est presque plein. Le directeur de l’établissement se dirige vers Shaqiri et l’accueille avec une chaleureuse poignée de main. Presque en même temps, deux hommes se lèvent et se préparent à quitter le restaurant. Le maître de céans leur adresse un bref et cordial «arrivederci» tandis que «Shaq» les salue d’un signe de tête. «Je les connais, dit-il. Ils jouent à Burnley mais je ne me souviens plus de leurs noms.» Le footballeur effectue une recherche sur Google et découvre qu’il s’agit de deux Irlandais, Jeff Hendrick et Robbie Brady. Tandis que le directeur du Cibo les ignore et continue de s’occuper impassiblement de son célèbre client, Hendrick et Brady s’en vont. Burnley figure pourtant dans la prestigieuse liste des clubs de Premier League.
Popularité intacte
Telle est la considération dont bénéficie Xherdan Shaqiri en Angleterre. Le footballeur bâlois aux racines kosovares y connaît une popularité intacte. Autour du stade d’Anfield, de nombreux supporters, jeunes et moins jeunes, revêtent un maillot rouge orné de sa signature et du numéro 23. Dans le fan-shop, les articles à sa gloire sont situés juste à côté des objets dédiés à Mo Salah, Sadio Mané et Virgil van Dijk. Cette omniprésence rappelle ses performances au cours de sa première année à Liverpool.
A l’issue de la saison 2018-2019, Shaq occupait en effet le quatrième rang des meilleurs buteurs. Il avait joué 30 fois en Premier League et en Champions League, même s’il avait passé la moitié des matchs sur le banc des remplaçants. Il pouvait s’enorgueillir d’afficher à son palmarès deux victoires en Champions League et de jouer pour l’équipe qui a manqué d’un point son premier titre de champion d’Angleterre depuis vingt-neuf ans.
«Je suis parvenu à m’imposer, martèle-t-il au Cibo. A aucun moment je n’ai regretté d’avoir rejoint Liverpool. A Stoke, de nombreux commentateurs pensaient que j’étais sur le déclin, mais quel joueur peut se targuer d’avoir quitté un club en voie de relégation pour le vainqueur de la Champions League?»
Apparences trompeuses
Quand il s’assied en face de nous pour cet entretien, Xherdan Shaqiri est cependant moins loquace qu’à son habitude. Si ses entrées en jeu ont longtemps été fréquentes au début, en tant que joker, il demeure désormais sur le banc de touche. Mais ce serait sous-estimer Shaq que d’imaginer qu’il accueille cette situation avec des sautes d’humeur. «A l’évidence, je suis déçu de ne pas jouer plus souvent. Un pro qui ne joue pas peut changer de métier», affirme-t-il sereinement.
Il accepte avec philosophie que l’entraîneur Jürgen Klopp ne lui communique pas personnellement la composition de l’équipe de départ. «Il lui est impossible de parler de son rôle avec tous les joueurs. C’est normal. Nous sommes nombreux et chacun doit attendre sa chance. Je n’ai jamais eu de problème avec le coach à ce sujet. Il sait que je suis prêt.» Pire, sa présence constante au premier plan dans les célébrations des succès de l’équipe a suscité certains commentaires perfides. «Je n’y prête aucune attention. Ces réflexions sont dictées par l’envie», dit-il.
Retour annoncé avec la Nati
De plus, son absence de l’équipe nationale pour les matchs de qualification de l’Euro, en septembre, a fait couler beaucoup d’encre. Elle a nourri le soupçon que Shaq était irrité. Le public suisse a longtemps attendu une prise de position claire sur son refus de répondre à la convocation de l’entraîneur Petkovic. Qu’il soit question de la fonction de capitaine ou de conquérir une meilleure situation à Liverpool, les spéculations allaient bon train. Le 3 octobre, le Bâlois s’est remis à disposition de l’équipe, arguant: «J’avais raté la préparation pour la nouvelle saison. Je n’avais encore pratiquement pas eu de temps de jeu à disposition. Dans ces circonstances, je n’étais vraiment pas en mesure d’aider l’équipe nationale.» Ajoutant même: «Je tiens à préciser que cette absence n’avait aucun lien avec le rôle de capitaine de l’équipe.»
Chair de poule
Le plus célèbre des hymnes de clubs, «You’ll never walk alone», y transmet une vive émotion et donne la chair de poule quand il est entonné par 58 800 personnes à Anfield. Xherdan Shaqiri en a mémorisé les paroles. «Cependant, je ne l’ai réellement chanté avec les fans qu’à une seule reprise, après la victoire 4-0 contre Barcelone.»
Est-il fier de porter le maillot des Reds? Bien sûr, car Liverpool est peut-être le club le plus convoité du football international. Seuls des footballeurs de classe mondiale peuvent prétendre faire partie d’une sélection où évoluent Mo Salah, Roberto Firmino, Sadio Mané, Virgil van Dijk, Alisson Becker, Naby Keïta ou James Milner.
Les fans de Liverpool attendent en moyenne une dizaine d’années avant d’obtenir un abonnement à la saison. Le club ressemble à une religion dans une région qui n’est pas épargnée par le déclin industriel. Lorsque Xherdan Shaqiri traverse la foule devant le stade, il chausse ses lunettes de soleil et rabat la capuche de son hoodie. Il est rare qu’il parvienne à s’échapper sans donner des selfies ou des autographes. «Les gens sont fous de foot, ici, dit-il. Même les employés du FC Liverpool se comportent comme des supporters lors des matchs. Voilà qui explique qu’en Angleterre les centres d’entraînement sont entièrement clos et abrités des regards du public, contrairement à l’Allemagne. Sinon, nous n’aurions pas un instant de tranquillité.»
«J'ai mérité mon contrat»
Mais il ne ploie pas sous le poids du mythe. L’aspect commercial du football a conquis depuis longtemps les sobres installations du stade d’Anfield. Un chèque important – dans le cas de Xherdan Shaqiri, il devrait s’agir d’un montant de 5,5 millions de francs après déduction de 50% d’impôts – remplace les envolées sentimentales. Shaq n’a nullement besoin de se pincer au réveil pour réaliser où l’a conduit sa carrière de footballeur. «Je connais mes capacités et je sais que je m’adapte parfaitement au football anglais. J’ai mérité mon contrat à Liverpool grâce à mes performances à Stoke. Cette nouvelle étape dans mon parcours sportif me permet de jouer pour un club qui représente le graal pour tout footballeur. Mais Liverpool est à mes yeux un employeur comme n’importe quel autre.»
Cette attitude sans états d’âme est compréhensible pour un joueur de la stature de Shaqiri. Du FC Bâle au Bayern Munich avant d’intégrer l’Inter Milan et enfin Liverpool après un passage à Stoke, rares sont les joueurs qui peuvent afficher un tel palmarès et aucun autre Suisse. Avec trois clubs prestigieux dans trois des quatre plus grandes ligues européennes, il ne lui reste qu’à disputer des rencontres dans la Primera Division espagnole. Rejoindra-t-il Barcelone? Shaq rit: «Je ne crois pas qu’ils attendent un footballeur de 28 ans. Pourtant, ce serait un rêve de jouer dans le même club que Lionel Messi.» Et pourquoi se limiter à quatre? se demande-t-il. «La France compte aussi d’excellentes équipes.»
Une boutade, vraiment?
Cette affirmation qui ressemble à une boutade acquiert quelques jours plus tard une nouvelle signification. Trois médias hexagonaux s’interrogent sur un prêt de Shaq à Monaco. Il n’est guère difficile d’imaginer qu’il y bénéficierait de davantage de présence sur le terrain. Depuis lors, cette éventualité a été balayée, car Jürgen Klopp a déclaré qu’il ne pouvait ni ne souhaitait renoncer à Shaqiri. Ajoutant que le Suisse réalisait «d’excellentes performances à l’entraînement, qui lui vaudront assurément de nouveaux temps de jeu».
Patience, patience...
Même si la première année de Xherdan Shaqiri à Liverpool ne s’est pas déroulée exactement comme il l’avait imaginé, le Bâlois a déjà connu une telle situation. Il a quitté le Bayern en 2015 après trois saisons couronnées de titres pour prendre la direction de Milan. Trop tôt, dit-il maintenant. «Je me suis calmé avec les années. Aujourd’hui, je resterais plus longtemps à Munich et j’attendrais ma chance. Je sais désormais que je dois accorder davantage de temps aux différentes étapes de ma carrière.»
Shaqiri laisse entrevoir que son avenir footballistique aura l’Angleterre pour cadre. «Hormis le fait que je souhaiterais jouer davantage, je me sens à l’aise à Liverpool. Je bénéficie d’un certain statut dans l’équipe. Je suis un des joueurs les plus expérimentés. Je continue à penser que je fais partie des leaders.»
Nouvelle demeure en construction
Cette volonté de demeurer en Grande-Bretagne est confirmée par les travaux de construction de sa nouvelle demeure. Ils viennent de débuter dans le village d’Alderley Edge, à quelques kilomètres de Hale. La quiétude de cette bourgade de 4800 habitants avait déjà séduit David Beckham et Cristiano Ronaldo, les deux stars qui jouaient à Manchester United).
Afin de suivre l’avancement de l’ouvrage, Shaq a loué une maison à proximité pendant un an. «L’immobilier m’intéresse et je possède des biens en Suisse. A la fin de ma carrière, je peux imaginer me reconvertir dans ce domaine.» Sans oublier son projet de passer son diplôme d’entraîneur.
Dans le stade, l’employé du club Brian Sheridan regarde Xherdan Shaqiri avec des yeux brillants. Membre du service d’ordre, il a 75 ans et veille à ce qu’aucune personne non autorisée ne foule le gazon sacré d’Anfield. Il travaille pour le club depuis vingt ans, mais déclare qu’il n’a pas vu beaucoup de joueurs comme Shaqiri. «Ici, Shaq est apprécié de tous. Il nous ravit avec son jeu, toujours accompagné d’un sourire. S’il ne tenait qu’à moi, il figurerait systématiquement dans l’équipe de départ.» Souhaitons que Klopp entende ces paroles. Shaqiri n’a pas encore rempli sa mission à Anfield. Il le fera si la chance lui en est offerte.