Une seule photographie peut, sinon changer votre vie, du moins vous valoir une involontaire célébrité. C’est ce qu’ont vérifié Bobbi et Nick Ercoline. Ce jeune couple de 20 ans ne se fréquentait que depuis quelques semaines en ce mois d’août 1969. Et il n’avait pas prévu d’aller à ce festival, dont il ignorait même l’existence. Mais c’est en apprenant par la radio qu’une véritable migration de hippies avait lieu au nord de New York que les amoureux décident d’être de la fête. Ils ne se doutent pas qu’ils finiront une année plus tard en couverture du triple trente-trois tours qui immortalise ces trois jours et demi de concert mythiques. Aujourd’hui, ils sont toujours sur la pochette du double CD, mais surtout ils sont mariés et toujours aussi amoureux qu’il y a cinquante ans!
«En entendant les nouvelles ce jour-là, nous avons réalisé que nous ne pourrions plus jamais voir une chose pareille le reste de notre vie», explique Nick. Quant à leur état d’esprit au moment de la photo, ce 17 août 1969, son épouse Bobbi se souvient qu’il faisait froid et que Jefferson Airplane était en train de jouer. «Nous étions gelés. Nous avions trouvé cette couverture rose quelque part. Les gens laissaient traîner plein de choses, heureusement pour nous. Mais nous n’avons pas besoin de cette photo pour nous aimer. Pour cela, nous n’avons qu’à nous regarder! Et s’il faut une preuve supplémentaire, ce sont nos deux enfants!»
Toujours près de Woodstock
Le troisième acteur de cette image, le photographe Burk Uzzle, membre de la prestigieuse agence de photo Magnum, avait prévu de faire quelques clichés de l’événement avant de rejoindre sa famille sur les rives d’une rivière toute proche où ils avaient prévu de camper le week-end. Mais, fasciné par le spectacle de ce gigantesque public, il allait immortaliser ces scènes d’anthologie tandis que la plupart de ses collègues se contentaient de mitrailler les artistes sur scène.
Aujourd’hui Bobbi et Nick vivent à 45 minutes en voiture du champ mythique. Elle est infirmière scolaire, lui charpentier à la retraite. Quant au photographe, il pratique encore son métier à 71 ans. Et il regarde chaque matin sa fameuse photo, tirée au format poster et punaisée au-dessus de sa table à manger.
«Je me souviens surtout d’une ambiance totalement pacifique»
Françoise Erzberger avait profité en août 1969 de sa visite annuelle à sa famille vivant à Woodstock pour aller écouter ses idoles. Cette Genevoise n’a jamais pensé sur le moment qu’elle assistait à un festival historique.
En 1969, les nouvelles traversaient l’Atlantique en moindre quantité. Personne ou presque en Suisse n’avait entendu parler de Woodstock et du festival qui était censé s’y dérouler. Et les médias romands mirent plusieurs mois pour y consacrer quelques lignes, le plus souvent pour faire rimer Woodstock avec débauche, drogue et décadence.
Françoise Erzberger avait 25 ans en ce mois d’août et, comme chaque année, elle avait rendu visite à sa sœur qui avait épousé un Américain. Avant même de prendre l’avion, cette étudiante aux Beaux-Arts de Genève se réjouissait non seulement de ces retrouvailles annuelles, mais aussi du festival, dont elle devait être une des rares Suissesses à connaître l’existence.
- Comment se fait-il que votre famille vivant aux Etats-Unis ait connu l’existence de ces concerts?
- Françoise Erzberger: Tout simplement parce que ma sœur et mon beau-frère vivaient à Woodstock, un très joli village habité par de nombreux employés d’IBM à l’époque. Ils avaient pu m’informer de cet événement à l’avance. La bourgeoisie locale avait finalement refusé de l’accueillir. Ces gens avaient eu peur des hippies et des gays! Les organisateurs ont dû se rabattre sur le champ de Bethel Woods, à 70 kilomètres au sud-ouest. Mais le nom de Woodstock est resté parce que les affiches étaient déjà imprimées.
- Quel genre de personne étiez-vous à l’époque?
- J’étais une étudiante de 25 ans un peu hippie qui adorait les musiques de cette époque. J’étais donc ravie de pouvoir assister à des concerts d’artistes que je n’avais encore jamais vus, comme Joan Baez et Joe Cocker, tout comme mon amie française qui avait fait le voyage avec moi.
- Comment avez-vous accédé au site du festival?
- En voiture depuis Woodstock, le vendredi, le premier jour du festival. Nous étions venues du nord par des petites routes. Mais à un moment donné, cela n’avançait plus, alors nous avons laissé le véhicule sur le côté de la route et marché une petite heure. Quand nous sommes arrivées, les gens passaient par-dessus les barrières sans payer. En bonne Genevoise, j’en ai fait autant!
- C’était donc déjà la cohue avant même le début du premier concert?
- Non, pas du tout. Il y a beaucoup d’exagération autour de ce festival. On parle toujours de 500 000 festivaliers. Mais le vendredi, je pense que nous étions entre 60 000 et 100 000 personnes. Le public était dense, mais tout le monde pouvait se déplacer. Ce qui m’a frappée, c’est le sentiment d’improvisation, voire d’impréparation. La scène semblait encore en chantier. Aucun artiste n’avait réussi à arriver à l’heure. Richie Havens a dû improviser après avoir joué tout son répertoire. Mais tout le monde attendait calmement.
- Vous confirmez donc que l’ambiance était très cool?
- Je me souviens en effet d’une ambiance totalement pacifique. Il y avait bien sûr du cannabis et du LSD qui circulaient. Mais c’était marginal. Cela me fâche que les médias aient focalisé là-dessus. Ce n’était pas une bande de hippies ne foutant rien, Woodstock. C’étaient avant tout des étudiants qui, en pleine guerre du Vietnam, s’opposaient à ce conflit. J’avais moi-même des cousins américains qui avaient dû aller se battre. Ces concerts s’inscrivaient d’abord dans cette contestation, dans ce pacifisme ambiant. Je me souviens que je me demandais sur place combien de jeunes gars autour de moi allaient mourir un jour au Vietnam. Les mots d’ordre, la toile de fond de ce festival, c’était «paix» et «musique». Et c’était réussi. Les policiers eux-mêmes étaient décontractés et plaisantaient avec les festivaliers, même quand ils en voyaient certains qui fumaient du cannabis.
- Voir des photos de l’événement, cela vous replonge-t-il dans cette ambiance?
- Oui, tout à fait. Mais avec des sentiments un peu mitigés. L’amie avec qui j’étais est partie ensuite à Katmandou et en est revenue trois ans plus tard très malade. Je l’ai alors hébergée mais elle est décédée quelque temps après.
- Etes-vous retournée sur place en pèlerinage?
- Oui, une fois, et je le regrette! C’est affreux, ce champ, avec cet horrible monument commémoratif qui ressemble à une tombe, on dirait un cimetière. Et les petites boutiques de souvenirs sont atroces. On dirait que tout le public a été enterré sur place! C’est le signe que cette époque de liberté est révolue.
- Pourquoi n’êtes-vous restée que le premier soir du festival?
- Tout simplement parce que je devais rentrer en Suisse le lendemain, le samedi, hélas. Sinon nous serions restées les trois jours et même le lundi, quand Jimi Hendrix est enfin arrivé sur place. Les infrastructures et l’approvisionnement avaient beau être totalement dépassés, les gens s’entraidaient. On aurait pu dormir dans une grande tente improvisée ou dans ces fameux combis VW. Mais je me souviens très bien des performances de Joe Cocker, de Ravi Shankar, de Melanie, de Joan Baez et de Richie Havens. Dommage quand même d’avoir raté Hendrix et Janis Joplin.
- Pensiez-vous avoir assisté à un événement historique?
- Absolument pas! Ce n’est que deux ou trois ans plus tard qu’on a mythifié cette manifestation. D’ailleurs aux Etats-Unis, ce cinquantième anniversaire passe presque inaperçu. Cela dit, je reviens de ma visite annuelle à ma famille et j’ai assisté à une petite célébration près de Boston, à laquelle participaient Nick et Bobbi Ercoline, les fameux amoureux de la photo emblématique, ainsi que Santana. C’était très sympathique de constater que nous sommes toujours en forme!
Un «revival» dans le canton de Vaud
Un festival Woodstock est organisé à La Chaux-sur-Cossonay (VD) le week-end des 15, 16 et 17 août.
>> Programme et infos sur www.thewall.ch