Assis en bout de table, au fond d’une salle de l’Unil, un minuscule brin de fille aux longues tresses devenues emblématiques. En pantalon imprimé léopard et baskets bleues, Greta Thunberg écoute, en retrait. Prend rarement la parole. C’est en tant que participante, avaient martelé les organisateurs, que la Suédoise serait présente à Lausanne pour Smile for Future, qui a réuni la semaine dernière 450 jeunes venus – en train, oui – des quatre coins d’Europe.
Un sommet qui a tenté de fédérer le mouvement Fridays for Future, ou Grève du climat, que Greta Thunberg a inspiré en commençant, en août 2018, à se planter devant le parlement à Stockholm avec son panneau «Skolstrejk for Klimatet» («grève de l’école pour le climat») plutôt que d’aller en cours le vendredi, pour dénoncer l’inaction des politiques face au réchauffement climatique.
Métamorphose
Sur le campus vaudois, l’adolescente de 16 ans a participé aux débats qu’elle a choisis et sa voix ne comptait pas plus qu’une autre. «Elle est comme les autres», bottait en touche une organisatrice. Logée à la même enseigne, en famille d’accueil vraisemblablement, certes. Mais une participante comme les autres, non, même si ses pairs ont fait preuve de discrétion à son égard, aidés par le caractère réservé de leur égérie: il y a quelques années, le syndrome d’Asperger, des troubles obsessionnels compulsifs et un mutisme sélectif ont été diagnostiqués chez elle. «Tout cela veut simplement dire que je parle uniquement quand cela est nécessaire», a-t-elle expliqué dans un texte repris dans Rejoignez-nous #grevepourleclimat, une sélection de discours prononcés ces derniers mois à travers l’Europe.
Mais une fois qu’elle a accepté de prendre la parole, Greta Thunberg se métamorphose, faisant malgré elle démonstration de son charisme et de son intelligence au-dessus de la moyenne. Lors de la conférence de presse d’ouverture, dans son excellent anglais parlé d’une voix douce, elle a posément répondu aux questions plus ou moins farfelues et ridiculement complexes dont elle a été bombardée.
A ses côtés, Jacques Dubochet a tiré les larmes à la salle tant son émotion était palpable, racontant «le choc» qu’il avait ressenti en visionnant la conférence TEDxStockholm donnée par Greta en novembre dernier. «J’ai beaucoup pleuré», a dit le professeur émérite. «The disarming case to act right now on climate change» cumule aujourd’hui 2,8 millions de vues sur TED.com et 1,5 million sur YouTube.
«Un flocon très spécial»
Croisé le lendemain, le Prix Nobel 2017 de chimie rechignait à évoquer davantage l’adolescente, préférant s’en prendre aux médias «qui en font une star. Elle le dit elle-même, ce n’est pas juste. C’est du réchauffement climatique qu’on devrait parler. Plutôt que de mettre une enfant en avant, il faudrait en revenir aux faits.» Quadrature du cercle. Nous lui rappelons son émotion de la veille. «Elle sait très bien rapporter les faits», concède le chercheur vaudois, avant d’évoquer «la faillite des gouvernants» et le combat mené par «des citoyens comme vous et moi face à une situation désespérante. Tenez, il y en a un autre, Aurélien Barrau, issu du domaine scientifique le plus abscons qui se puisse imaginer, et qui dit exactement la même chose que Greta.» L’astrophysicien français aux longs cheveux, auteur du «Plus grand défi de l’humanité», sera d’ailleurs l’un des invités de Jacques Dubochet cet automne à l’Unil.
Nous revenons à Greta. Et le septuagénaire de lâcher: «C’est un phénomène physique bien connu. Comment se forme une avalanche? Il y a des petits flocons de neige, et puis tout à coup il y en a un de trop et pfffou! tout vient en bas. Là, il faut croire que la couche de neige était très instable et que c’est un flocon très spécial qui a déclenché le phénomène.»
«Gourou apocalyptique»
Un phénomène qui a décollé il y a un an tout juste. Après avoir souffert d’anorexie et de dépression devant l’état de la planète, Greta Thunberg décide d’agir. Contacte d’autres jeunes activistes environnementaux, notamment aux Etats-Unis. Echoue à mobiliser ses camarades de classe à faire grève avec elle. S’appuie sur un compatriote, Ingmar Rentzhog, à la tête de la start-up We Don’t Have Time, pour qu’il médiatise sa grève, ce qu’il fait sur Twitter et la plateforme anglophone Medium. Début septembre, le quotidien britannique The Guardian fait son portrait. L’image de l’enfant à la mine défaite, assise par terre, fait sensation. Même si personne, évidemment, n’aurait pu prédire à quel point.
Depuis, Greta Thunberg multiplie les apparitions, frappant les esprits par le contraste entre la clarté et la dureté de ses propos et son apparence juvénile. COP24 en Pologne, World Economic Forum à Davos… Parfois, un léger sourire se dessine sur son visage. Elle relaie le tout sur les réseaux sociaux, à l’instar des jeunes Américains engagés contre les armes à feu depuis la tuerie de Parkland, en Floride, en 2018.
Comme nombre d’Asperger, elle manie l’ironie avec brio. Le 31 mars, elle annonce sur Twitter qu’elle a décidé de retourner à l’école, puisqu’elle a enfin été entendue par les décideurs. Poisson d’avril, évidemment. En avril, elle fond en larmes en implorant les parlementaires européens réunis à Strasbourg d’agir. En mai, des parlementaires nordiques la sélectionnent pour le Nobel de la paix, le magazine américain Time lui offre sa une. En juin, elle succède à Václav Havel, Nelson Mandela et Malala Yousafzai comme récipiendaire du Prix Ambassadeur de la conscience d’Amnesty International.
Certains l’accusent d’être manipulée. Mais par qui? L’adolescente s’est désolidarisée de la start-up We Don’t Have Time lorsqu’elle s’est mise à récolter des fonds en s’appuyant sur son nom. Elle insiste depuis sur son indépendance: elle ne s’exprime qu’en son nom propre, même si elle a par exemple répondu à l’invitation du mouvement Extinction Rebellion à Londres.
Mais la «Gretamania» ne plaît évidemment pas à tout le monde. Avec son «our house is on fire and I want You to panic» («notre maison brûle et je veux que vous paniquiez») martelé au WEF, l’adolescente suscite des réactions d’une violence inouïe. Une photo postée en janvier du train qui la ramène de Suisse, sur Instagram où elle compte 2,4 millions de followers, continue de lui valoir des remarques acerbes. On l’y voit piochant avec appétit dans un pot de houmous. «Pourrais-tu arrêter d’utiliser du plastique, petite menteuse», tance une internaute.
En France, elle est traitée de «cyborg suédoise» au «corps sans chair» (le penseur Michel Onfray). C’est qu’elle cumule, a résumé dans Le Temps Sébastien Salerno, professeur en sociologie de la communication à l’Unige: de sexe féminin, jeune donc forcément manipulée, et porteuse d’un message qui hérisse pour ses accents alarmistes et culpabilisateurs.
Greta appartient à une dynastie habituée aux feux de la rampe (sa grand-mère paternelle a joué dans «Fanny et Alexandre» d’Ingmar Bergman). La star de la famille a longtemps été la mère, la chanteuse d’opéra Malena Ernman. Dans «Scener ur hjärtat» («Scènes du cœur», non traduit en français), paru il y a un an, elle évoque la manière dont les convictions de Greta et de sa petite sœur Beata, 13 ans et qui souffre, elle, de trouble du déficit de l’attention, ont bouleversé la vie de la famille, qui a renoncé à l’avion et est devenue végane. D’abord réticents à laisser leur fille, excellente élève, sécher les cours, les parents de Greta finissent par céder devant sa détermination.
Aujourd’hui, le père, Svante, est le compagnon de voyage constant de sa fille, y compris à Lausanne, où il la retrouvait pour le déjeuner. Ce mercredi, le duo a quitté Plymouth, en Angleterre, avec un réalisateur de documentaires suédois qui la suit depuis plusieurs mois – et n’a pas répondu à nos sollicitations –. L’équipe a embarqué ce mercredi à bord du voilier ultra-rapide Malizia II pour traverser l’Atlantique avec le propriétaire du bateau, Pierre Casiraghi, membre de la famille royale de Monaco. Greta a en effet décidé́ d’arrêter les cours pour vivre à fond sa croisade écologique. Elle est attendue au sommet sur le climat de l’ONU à New York en septembre et à la COP25 au Chili en décembre.
De son côté, Beata a accompagné sa mère sur scène et a sorti un single cette année. Face aux accusations d’exploitation, le couple souligne que depuis qu’elle a le sentiment d’être écoutée, Greta revit. «Je suis avant tout une mère, et je peux voir que ma fille est heureuse», a déclaré Malena Ernman à la télévision.
Icône à son corps défendant
Le risque: que Greta devienne plus populaire que sa cause. Sur Instagram, les portraits d’elle lui valent deux fois plus de «likes» que les images de manifestations. Au magazine Wired qui l’interrogeait sur l’engouement autour d’elle, elle confiait: «Je ne vais pas rester si intéressante longtemps. Cette attention va bientôt s’effacer. J’espère juste qu’elle va rester focalisée sur le mouvement.»
En attendant, sans que l’on sache vraiment si elle doit se forcer ou si elle dépérirait si elle n’était plus écoutée, Greta poursuit son offensive: photographiée par Peter Lindbergh, elle fait la une du Vogue britannique édité par Meghan, duchesse de Sussex, et celle du magazine GQ.
Après Lausanne, elle devait partir pour Londres, mais elle est apparue samedi dernier dans la forêt de Hambach, en Allemagne, où elle a dénoncé́ la pollution liée à l’exploitation du charbon. Déclenchant une nouvelle fois des milliers d’articles. Le flocon n’en a pas fini avec l’avalanche.
L'éditorial: Greta Thunberg, une Cassandre nécessaire
Par Albertine Bourget
Dans un rapport paru jeudi dernier, le GIEC, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, a dénoncé le pitoyable état des sols surexploités de la planète. Sur le continent européen, juillet a été le mois le plus chaud jamais enregistré, avec deux vagues de canicule meurtrières. Au Brésil, la déforestation a été multipliée par quatre depuis l’année dernière. La Sibérie brûle. Je m’arrête là ou je continue?
Dans ce déluge de nouvelles apocalyptiques, une voix porte plus que les autres: celle d’une gamine de 16 ans, autiste de surcroît. Du jamais vu depuis Al Gore et le documentaire Une vérité qui dérange sur le réchauffement climatique, récompensé, avec le GIEC, par le Nobel de la paix en 2007. Avec sa grève du climat, Greta Thunberg, qui a d’ailleurs salué le «véritable héros» qu’est pour elle l’ancien vice-président américain, a réussi à mobiliser plus d’un million de jeunes du monde entier ce printemps. Sa présence à Lausanne la semaine dernière, au sommet Smile for Future, a de nouveau déchaîné passions et opprobre sur les réseaux sociaux.
D’aucuns dénoncent la mise en avant d’une «prophétesse en culottes courtes». Qui fascine par son engagement obsessionnel et la manière déterminée dont elle mène sa croisade, même si, elle l’a redit à Lausanne, elle «n’aime pas être au centre de l’attention». Don’t shoot the messenger, ne tirez pas sur le messager, dit un dicton anglais. Car l’ado suédoise ne fait que répéter ce que martèle la communauté scientifique depuis des années: nous allons droit dans le mur. Parce qu’elle est prise au sérieux, Greta Thunberg dérange. Le phénomène autour de l’influenceuse qu’elle est devenue passera.
En attendant, écoutons-la.