Nairobi annulé, Osaka ou Stockholm retardé: le chaos dans le trafic aérien est immense. Dans ce contexte, la colère des passagères et passagers suisses est particulièrement grande. En effet, la loi européenne des années 2000 n’est pas appliquée de la même manière dans notre pays. Comment cela se fait-il?
Décollage direction droits des passagers
Le règlement européen no 261/2004 – dit règlement des passagers aériens – est entré en vigueur le 17 février 2005. Un jalon pour le droit des passagers: les compagnies aériennes qui annulent ou font de la surréservation devaient désormais verser une indemnisation de 250, 400 ou 600 euros, en fonction de la distance parcourue par le vol. A défaut d’obtenir un dédommagement, il était dorénavant possible de s’adresser à une autorité de surveillance nationale.
Dans le cadre de l’accord relatif au trafic aérien avec l’Union européenne, la Suisse a repris l’ordonnance. Depuis le 1er décembre 2006, elle fait partie de notre ordre juridique. Elle est donc également contraignante pour les tribunaux suisses. L’office fédéral de l’aviation civile (OFAC) fait office d’autorité de surveillance.
Par la suite, la cour de justice de l’Union européenne a encore développé les droits des passagers aériens. Elle a notamment jugé que les retards de plus de trois heures devaient être traités comme des annulations et qu’une indemnisation est alors également due. Le règlement des passagers aériens ne règle pas expressément cette question.
On pourrait penser que tout va pour le mieux pour les passagers et les passagères. Pourtant, rares sont les autres domaines où le droit – tel qu’il est rédigé et a été développé par la plus haute juridiction européenne – et la pratique des compagnies aériennes divergent autant l’un de l’autre. Et c’est particulièrement le cas en Suisse.
Service client en pilote automatique
Qu’ils viennent de Suisse ou d’ailleurs, les passagers aériens échoués doivent avant tout faire preuve de ténacité et de patience. Simon Sommer de cancelled.ch le sait bien. L’entreprise s’est spécialisée dans le recouvrement de dédommagements selon le règlement européen des passagers aériens. «En tant que particulier, on peut déjà parfois être content·e lorsque l’on reçoit même une réponse», explique le conseiller juridique.
Ou une réponse adéquate. Il n’est pas rare que le service client travaille à proprement parler en mode pilotage automatique: en guise de réponses aux demandes, des messages standardisés pré-formulés qui ne répondent pas du tout à la préoccupation effective. Pour Simon Sommer, les cas les plus graves sont le fait de toutes les compagnies aériennes de la péninsule ibérique et d’Afrique du nord.
Un service clientèle difficilement joignable fait presque partie de la stratégie d’affaires, que ce soit en raison de temps d’attentes interminables, accompagnés de mauvaise musique, ou parce que les formulaires en ligne nécessaires pour un contact ou une demande sont difficiles à trouver. Pour les passagers et les passagères, c’est épuisant. Tant de tracas et d’effort pour quelques centaines de francs?
Atterrissage malheureux
Et c’est ainsi que l’on atterrit rapidement sur le dur sol de la réalité. Si la compagnie aérienne fait la sourde oreille ou s’entête, un pas de plus s’avère nécessaire: sans entente, il ne reste plus qu’à porter plainte.
Mais il devient vite évident que ce n’est pas rentable économiquement: aucun tribunal n’intervient sans avance. Pour déposer plainte, il faut payer une certaine somme pour le juge de paix (selon le montant de l’indemnité demandée). S’il n’est pas possible d’aboutir à un accord, la procédure se poursuit au tribunal de district où il faut encore payer des frais supplémentaires. A cela s’ajoutent les coûts de l’avocat, plus ceux de la partie adverse dans le cas où l’on perd le procès.
En 2016, le tribunal de district de Bülach a jugé que les passagères et passagers n’avaient pas droit à une indemnisation en Suisse si leur vol était retardé. Prononcé par un tribunal de première instance, ce jugement reste depuis lors comme gravé dans le marbre – bien qu’il contredise la jurisprudence dans le reste de l’Europe et l’accord relatif au trafic aérien.
Avocat actif aussi bien en Suisse qu’au sein de l’Union européenne, Maximilian Maier affirme que cette situation est choquant. Les compagnies aériennes suisses profiteraient bel et bien du marché intérieur de l’Union européenne et augmenteraient ainsi leurs chiffres d’affaires mais dans le même temps elles refuseraient d’adopter les règles européennes de protection des consommateurs. «Les compagnies aériennes suisses profitent de la situation bien que le cadre juridique soit clair.»
Grounding ou remise des gaz?
Aucun changement en vue. Les personnes concernées devraient pour cela aller jusqu’au Tribunal fédéral. Mais, pour des passagers et passagères individuel·les, les coûts seraient trop élevés et leur assurance de protection juridique ne couvriraient absolument pas un tel procès. On préfère rembourser les assurés plutôt que financer un.e avocat·e, selon Maximilian Maier.
Simon Sommer explique lui que: «si un procès a lieu malgré tout dans un cas isolé, le résultat est toujours le même. Les compagnies aériennes cèdent afin d’éviter un préjudice. C’est certes une bonne chose pour la personne mais insatisfaisant pour toutes les autres.» Il faudrait donc presque conseiller aux passagers et passagères concerné·es de porter plainte à l’étranger. Mais, là encore, il y a un problème: c’est fastidieux et, à l’étranger, l’avocat·e ne travaille pas non plus gratuitement.
Les démarches sont bien plus facile pour les citoyens et citoyennes de l’Union européenne: ils et elles disposent d’organes de conciliation à bas seuil auxquels il est possible de s’adresser en ligne pour trouver une solution avec la compagnie aérienne. En outre, les associations allemandes de consommatrices et consommateurs tentent actuellement de faire avancer la situation au niveau législatif. Elles demandent que les vols soient payés seulement au moment du check-in, soit lorsqu’il ont réellement lieu. Le problème est que, compte tenu des frais supplémentaires facturés par les compagnies aériennes pour cela, le prix des vols augmenterait jusqu’à 3,3 %, celui des voyages organisés d’environ 1,1 %, selon les calculs d’une expertise de la haute école de Lucerne.
En Suisse, en revanche, rien ne bouge au niveau politique. Malgré le nombre important de personnes concernées, le thème semble ne pas avoir de lobby actuellement. La dernière offensive aux chambres fédérales date de 2018. Une motion libérale-radiacale voulait agir contre la jurisprudence contradictoire en Suisse mais le Conseil fédéral n’a pas jugé nécessaire d’agir. Depuis lors, le sujet est en veilleuse.
Longue attente, également à la Confédération
Les personnes qui ne reçoivent pas de réponse de la compagnie aérienne ou seulement des excuses peuvent se plaindre auprès de l’Office fédéral de l’aviation civile (OFAC). Mais, là aussi, il faut s’attendre à un vol long-courrier. Actuellement, le temps de traitement d’une réclamation par l’OFAC est de six à huit mois – et l’issue incertaine. Il est certes possible que la compagnie aérienne cède spontanément et paie. L’OFAC n’est toutefois pas en mesure de l’y contraindre. Elle peut uniquement prononcer des amendes qui – selon le règlement des passagers aériens – doivent être «proportionnelles et dissuasives».
En Suisse, les amendes se situent entre 1000 et 2000 francs. Plutôt modeste si l’on pense aux coûts supplémentaires générés par une correspondance manquée en raison d’un retard. Et, amende ou pas, cela ne fait que sanctionner les compagnies aériennes, on est encore loin de recevoir une indemnisation. En 2021, 135 amendes de ce type ont été prononcées. Durant le premier semestre 2022, l’OFAC a prononcé des amendes à hauteur de 164'000 francs au total.
*Traduit de l'allemand (Beobachter)