Le soleil est tombé sur Gimel, mais la brume est restée avec la nuit. Ils sont plusieurs autour de la table et chacun, comme à son habitude, a participé à la préparation du repas ou au dressage de la table. Les mets sont simples mais succulents et, mis à part le fromage de chèvre acheté au marché, tout vient de leur terre. Le chou rouge, les pommes de terre rôties au thym, plantées selon un motif d’arêtes de poisson s’inspirant d’une technique ancestrale des Indiens quechuas qui assure un drainage de la pluie par évacuation centrale des sillons.
On écoute Michael, 28 ans, anthropologue de formation, nous raconter ce savoir-faire étonnant appris durant son séjour dans la cordillère des Andes. Ici, dans cette ferme communautaire, il est un peu le Monsieur Jardinier du lieu, la permaculture n’a plus aucun secret pour lui. Le jeune homme a d’ailleurs planté quatre espèces de maïs rapportées d’Amérique du Sud, il cultive aussi du sarrasin et même de la moutarde. Il suffit d’ailleurs de jeter un œil dans la réserve, à côté de la salle à manger, pour s’apercevoir qu’on ne manque de rien à la ferme associative du Petit Bochet. Noix, légumes, graines de lin, seigle, pommes, tous issus de ce domaine d’un demi-hectare, garnissent les étagères.
Il faut dire que dans ce lieu se déroule depuis un an une expérience de vie stimulante. En novembre 2017, Simon Noble, Michael Posse, Marie-Fleur Baeriswyl, Ana-Karina de Tiberge et sa compagne Karina, avec leurs jumeaux de 5 ans, s’installaient dans cette vaste ferme au milieu des champs où Simon a passé une partie de son enfance.
C’est lui qui est à l’origine de ce projet. «J’avais envie d’une vie différente, moins individualiste, après avoir moi-même vécu au sein de la communauté Longo Maï pendant quelques mois dans le sud de la France.» C’est important de le préciser, ajoute-t-il, «nous ne sommes ni une famille, ni une secte, ni des colocataires. S’il fallait nous trouver un nom, je dirais des commensaux, du latin cum («avec») et mensa («table»), car nous partageons nos repas. Tout est mis en commun ici, sauf la brosse à dents», sourit ce barbu sympathique dont la mère, la conteuse Alix Noble-Burnand, est une figure bien connue.
Quatre piliers
La vie au sein de cette communauté d’adultes entre 28 et 37 ans repose sur quatre piliers. Le partage, des repas comme des salaires, mais aussi de belles convictions sociales, écologiques et spirituelles. Pas de religion imposée mais l’idée commune que quelque chose de plus grand nous dépasse et l’envie aussi que le mot partage s’élargisse à d’autres groupes comme les personnes démunies ou les migrants. Qui seront toujours bien accueillis ici. La communauté a son site web où l’on peut lire encore ce credo: «L’ensemble de ces piliers s’inscrit dans une volonté de questionner et de changer nos habitudes par rapport au monde, à notre environnement, à notre façon d’interagir les un-es par rapport aux autres.»
En matière de consommation, on va privilégier bien sûr cette sobriété heureuse chère à Pierre Rabhi. Une décroissance qui passe par des réflexes quotidiens: le second hand, la bibliothèque plutôt que l’achat d’un livre sur Amazon, faire son pain ou sa lessive soi-même (avec de la cendre, de l’eau et des huiles essentielles), consommer au maximum sa production, utiliser des tissus cirés plutôt que de l’alu pour enrober les aliments. Certes, il y a des ordinateurs et le wifi dans la maison, mais on va utiliser un Framadate plutôt qu’un Doodle ou Ecosia à la place de Google. Quant à la chaudière à mazout, elle va bientôt être changée et des panneaux solaires seront installés. Sans parler des toilettes sèches qui vont remplacer les toilettes traditionnelles.
Besoin ou désir?
A Gimel, tout achat qui dépasse 50 francs doit être approuvé par le groupe, qui tient sa réunion hebdomadaire chaque lundi. Et Simon d’évoquer cette petite anecdote signifiante: «J’ai perdu un pull de la marque Saint James auquel je tenais beaucoup. Le groupe a voté pour que je puisse en racheter un malgré son coût (200 francs). J’étais donc libre de le faire, mais en discutant avec Michael, qui m’a demandé pourquoi je tenais tant à cette marque, pas particulièrement écologique, qui ne privilégie pas non plus un circuit court de production, je me suis rendu compte qu’un pull moins coûteux en laine ferait tout aussi bien l’affaire!» Bye-bye le Saint James. Au Petit Bochet, on essaie de faire la part entre besoin et désir.
Né dans la baignoire
Trois enfants participent à cette aventure communautaire et semblent apprécier la vie au grand air. Gaël, le petit dernier, le fils de Marie-Fleur, est né le 15 décembre 2017, très précisément dans la baignoire du premier étage, avec le soutien d’une sage-femme. Amaro et Marina, 6 ans, les jumeaux d’Ana-Karina, fréquentent la journée l’Ecole Steiner de Crissier. Seul point commun avec la colonie de vacances: la répartition des tâches, inscrite sur un tableau, comme celle de l’utilisation des deux véhicules communautaires. Priorité aux transports publics. Hiver comme été, Simon descend jusqu’à la gare la plus proche à vélo. Tous ont bien sûr une activité professionnelle à l’extérieur de la ferme. Simon est enseignant, Marie-Fleur et Ana-Karina travaillent dans le domaine social. Elles savent la difficulté inhérente à toute vie en groupe, notamment la nécessité de faire des concessions. «La seule certitude que j’avais, c’est qu’on allait avoir des moments très rudes», sourit Ana-Karina.
Malgré la décroissance assumée, il y a un budget à tenir. «Nous avons besoin de 12 000 à 15 000 francs par mois pour couvrir nos besoins (ndlr: assurances, nourriture et un loyer mensuel de 3400 francs). Certaines périodes sont plus difficiles que d’autres», expliquent ces «commensaux citoyens» astreints à payer charges et impôts comme tout le monde. Parfois, il faut oser refuser une demande, comme ce stage de technique de fauchage que Michael voulait suivre. «Nous organisons aussi des anniversaires ou des stages pour faire découvrir notre mode de vie», disent ces jeunes adultes qui veulent mettre leurs rêves en pratique.
Le 25 novembre dernier, ils ont organisé les premières portes ouvertes. Dans le but de recruter de nouveaux adhérents; il y a encore de la place, d’autant plus que Michael et Karina ont décidé de partir, pour des raisons personnelles non liées à une inadéquation avec le projet. «Le Petit Bochet est un organisme vivant, qui bouge, avec du va-et-vient», explique Simon, qui répond à ses élèves, quand ils demandent à quoi bon s’engager alors que le sort de la planète semble scellé: «On ne fait pas les choses pour sauver le monde, mais parce qu’on a juste envie de les faire, au plus profond de soi.»
Une dernière chose. Au Petit Bochet, le masculin n’est jamais dominant sur un plan grammatical. S’il y a deux garçons
et trois filles autour de la table, eh bien on va accorder l’adjectif au féminin. Ici, écologique et
alternatif s’accordent avec
égalitaire.