«Sortez de votre silence! Ne restez pas seules! Derrière votre souffrance, il y a de l’espoir pour vous…» C’est une histoire de noirceur et de lumière. Une histoire de résilience et d’espérance. Une histoire de «féminités restaurées» et de foi. Liliane a été abusée par son grand-père adoré alors qu’elle avait 5 ans. Yaëlle a enduré le même genre d’abus sexuels répétés de la part de deux hommes. C’était entre ses 2 et 14 ans. Aujourd’hui pourtant, ces Romandes de 56 et 38 ans ne ressemblent pas à des victimes. La Genevoise et la Jurassienne bernoise rayonnent même car elles ont trouvé la force et le courage de s’extirper de ce rôle enfermant et de la honte, de la colère et de la tristesse insondables qui l’accompagnent souvent. Toutes deux en témoignent face caméra dans le documentaire poignant «Dignity, de l’ombre à la lumière» de Margarita Fugger-Heesen, actuellement dans quelques salles romandes. Nous les avons rencontrées.
«J’ai aimé mon grand-père. Il était gentil et admiré de tous. C’était le patriarche d’une famille de dix enfants. C’était aussi un épicier très en vue à Zurich à l’époque. Il faisait profiter les autres de sa richesse et engageait même des prisonniers en réinsertion dans son commerce…» Voilà pour le côté pile. Une couverture, mais pas seulement. «Ma thérapie m’a permis de comprendre qu’il avait bien de véritables bons côtés», confesse Liliane. Mais côté face sévissait un tout autre homme. Esclave de ses pulsions pédophiles et de sa solitude intérieure, il a laissé au moins trois victimes dans son sillage. «Ma tante, ma cousine et moi», liste Liliane Favarger.
Un puzzle qui se reforme
La Genevoise a été abusée plusieurs fois lors d’un séjour de six mois qu’elle a effectué chez ses grands-parents. «Mes parents étaient à l’étranger et m’avaient laissée là le temps de nous trouver un logement et de nous installer. Pour l’enfant que j’étais, c’est un peu comme si c’était le Père Noël qui m’avait violée…» Un épais rideau noir d’amnésie tombe sur ces faits inimaginables et traumatiques presque immédiatement après. C’est un mécanisme psychologique de survie bien connu des professionnels de la santé psychique. Mais le corps a une mémoire. «Et elle a commencé à se réveiller quand je me suis mariée. Les préliminaires avec mon mari m’étaient insupportables. Ils me pétrifiaient sans que je comprenne pourquoi», confie en fermant les yeux cette mère de trois grands enfants qui est aussi deux fois grand-mère.
A l’aube de la quarantaine, Liliane est devenue une femme dynamique œuvrant dans l’événementiel. Elle a les épaules et le vécu pour laisser remonter en elle les souvenirs et les sensations de ce passé refoulé. L’image d’une chambre et les contours d’un lit se dessinent. Le bruit d’un train qui passe dehors se fait entendre… C’était comme si les souvenirs depuis si longtemps cristallisés dans son corps dégelaient. Le puzzle se reforme. «Je l’ai remonté au fil de ma thérapie, jamais je n’aurais eu le courage de faire ça seule. Car ces faits venaient ébranler en profondeur l’aura d’un homme respecté de tous et l’image de notre famille. Mais j’ai fini par parler, j’ai été entendue et j’ai brisé la chaîne de souffrance.»
Affranchie de son addiction à la pornographie
Yaëlle Frei écoute son amie avec cette douceur coutumière qui semble la rattacher par un fil invisible à la petite fille qu’elle a été. Puis, la Jurassienne bernoise se raconte à son tour. Au centre de son récit: un ami de la famille drôle et original qui rentrait sans prévenir chez ses parents par les fenêtres. Il était dans la vingtaine mais il n’y a pas d’âge pour être pédophile… «Il m’abusait. Mais il me semblait que mes deux frères et mes parents l’aimaient et j’avais peur de briser quelque chose. Et puis, il me menaçait. J’avais clairement le profil idéal de la petite fille qui ne sait pas dire non», réalise cette mère de famille. A 14 ans, lorsqu’elle parvient à tout avouer à sa propre mère, celle-ci lui lâche un aveu détonant: un autre homme, un proche de la famille, est venu la voir pour s’excuser d’avoir abusé sexuellement de sa petite Yaëlle entre ses 2 et 7 ans!
La préadolescente n’a pas de souvenirs de ces premiers traumatismes. «Mais j’ai alors réalisé que j’avais été abusée toute ma vie et j’ai été envahie de l’impression que je ne valais rien.» Plainte pénale est déposée contre son second abuseur. Il écopera de cinq ans de prison, n’en purgera que trois et fera plusieurs nouvelles petites victimes à sa sortie. A ce stade, Yaëlle vit enfermée dans ses peurs et n’est pas encore prête pour une thérapie en profondeur. Son mal-être trouve alors un chemin détourné pour s’exprimer. «Je suis devenue accro à la masturbation et à la pornographie dure jusqu’à mes 23 ans. J’avais besoin de voir des filles qui souffraient plus que moi. Ça me soulageait. C’était une honte énorme qui s’ajoutait à celle d’avoir été moi-même abusée», se souvient-elle, émue. La rencontre avec celui qui deviendra son mari, Nicolas, vient changer la donne. Il souffre de la même addiction au moment de leur rencontre. Ensemble, ils parviennent pas à pas à s’en affranchir pour renouer avec une sexualité saine.
Pardonner malgré les cicatrices
Les années ont passé. Les blessures ont cicatrisé. Ce long processus est encore en cours et sans doute n’aura-t-il jamais de fin. Mais aujourd’hui, avec leur association Innocence.ch, Yaëlle et Nicolas aident d’autres personnes à retrouver «le sexe à l’état pur». Soit à se libérer de leur dépendance à la pornographie qui, sous le couvert de libérer la sexualité, l’enchaîne à des normes déconnectant les corps et les cœurs et rendant perpétuellement insatisfaits. Yaëlle se sent désormais prête à revisiter son histoire plus en profondeur. Notamment ces premiers abus qui ont pavé la route des suivants. Elle est déterminée à se faire accompagner par un sexologue pour restaurer sa féminité. «J’ai réalisé récemment que je ne m’étais jamais pardonné à moi-même. J’ai envie d’intégrer pleinement le fait que j’ai été une petite fille à 100% victime, que je n’ai rien fait de faux et qu’aujourd’hui je peux me pardonner.» La trentenaire veut le faire pour elle, pour ses trois enfants et pour son époux.
Liliane l’écoute. Son regard est habité d’une profonde bienveillance. La Genevoise sait bien, elle aussi, que de telles souffrances ressemblent un peu à des oignons. Elles s’épluchent patiemment, couche après couche, en pleurant parfois comme pour purifier dans ces larmes ce qui doit l’être et se reconnecter plus profondément encore avec toute cette joie et tout cet amour qui préexistaient aux abus. La quinquagénaire fait aujourd’hui de la sensibilisation sur les questions de genre et d’homosexualité au sein du monde chrétien évangélique en tant qu’indépendante. Sa sexualité est encore entravée par ces abus. Elle tente de la restaurer pas à pas. La colère puissante qui l’a si longtemps habitée l’a empêchée de devenir la mère qu’elle aurait aimé être pour ses enfants. «Aujourd’hui, j’essaie de mettre de la lumière sur mes manquements et mes aridités passées et d’améliorer ma relation avec eux», explique-t-elle.
Des témoignages pour aider
Mais Liliane est en paix. Comme Yaëlle, elle explique avoir pardonné à son bourreau et en parle comme d’une étape très importante dans le processus de restauration. «Ce pardon vient petit à petit. Je l’ai donné de manière égoïste dans le sens où, si j’ai remis sa dette à mon grand-père, c’est avant tout pour moi que je l’ai fait, car lui a nié sa pédophilie jusqu’à sa mort. Pour cela, j’ai dû faire la longue liste de toutes les choses dont ses gestes indignes m’ont privée et faire le deuil de certaines aussi. Mais attention, pardonner n’empêche nullement de dénoncer.» Les deux femmes partagent une même foi chrétienne, ce qui les a énormément aidées sur leur chemin de vérité. Mais elles ne font pas de prosélytisme. «Notre témoignage s’adresse à toutes les victimes, quels que soient leur sexe, leur culture ou leur religion», insistent-elles.
«Vous êtes mes héroïnes!» lâche, les yeux embués, Margarita Fugger-Heesen, elle aussi fervente chrétienne. La coréalisatrice de «Dignity» (avec Estelle Romano) est psychologue et danseuse. Avec son association Simra, à Lausanne, elle propose aux femmes qui le désirent de se réapproprier leur féminité par une «danse orientale sensuelle sans être aguicheuse». «Une femme sur trois, un homme sur six et un enfant sur cinq ont été abusés sexuellement. Ces actes brisent l’être en profondeur. Je rêve que ce film vienne mettre de la lumière sur ce phénomène et montrer qu’on peut en sortir restauré, corps, âme et esprit. Il faut beaucoup de temps et de travail sur soi pour retrouver cette intégrité mais c’est possible et sur nos cicatrices peuvent fleurir de belles choses. Liliane et Yaëlle le prouvent. Puissent leurs témoignages aider d’autres survivantes à se retrouver!»
>> Pour en savoir plus: www.dignity.ch, www.simradance.com, www.innocence.ch