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Visite à Saint-Gall dans l’une des plus belles bibliothèques du monde

Directeur de la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Gall, Cornel Dora veille sur un trésor extraordinaire. Cette «pharmacie des âmes» recèle 170'000 ouvrages et une des plus impressionnantes collections de manuscrits du haut Moyen Age.

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Bibliothèque de Saint-Gall

Réformateur moderne: le Saint-Gallois Cornel Dora dirige la célébrissime bibliothèque de l’abbaye. Il est aussi historien, monte des expositions et se passionne pour les outils numériques.

Geri Born

L’écriture de l’homme qui règne sur une des plus fantastiques collections de manuscrits originaux du monde laisse franchement à désirer. «Oui, j’ai hélas une écriture assez illisible», confesse Cornel Dora, 60 ans. Le directeur de la célèbre bibliothèque de l’abbaye de Saint-Gall envie «les gens qui savent écrire joliment». Lui, l’historien, tout le monde l’envie en revanche pour son job. 

Tout récemment, la bibliothèque a été désignée comme la plus belle du monde par la plus ancienne maison d’édition des Etats-Unis, Dorrance Publishing Company. Une fois de plus. Ce n’est qu’une reconnaissance parmi d’autres, mais Cornel Dora, qui veille depuis 2013 sur ce trésor inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, s’en réjouit à chaque fois.

Plus de 150 000 visiteurs enfilent chaque année des cafignons de feutre gris pour glisser sur le parquet de bois de sapin de la salle baroque qui abrite 170 000 ouvrages. Parmi eux, quelque 2000 manuscrits, dont 400 datant du haut Moyen Age qui font partie des plus anciens manuscrits conservés sur la planète. «Il n’y a pas d’autre collection aussi ancienne et si bien conservée», assure Cornel Dora, Saint-Gallois de naissance et historien de formation. Certaines pièces lui tiennent particulièrement à cœur, notamment la «Mappa Mundi», une carte du monde dessinée au Moyen Age par une femme, ou un reliquaire de manuscrits irlandais du VIIe siècle. «Il est intéressant parce qu’il illustre l’évolution de l’écriture sur quelques centimètres carrés.»

Bibliothèque de Saint-Gall

Objet très disputé: la bibliothèque de l’abbaye n’abrite plus que cette réplique de la mappemonde saint-galloise du XVIᵉ siècle, volée un jour par les Zurichois.

Geri Born

Venu d’une autre étoile


Petit, Cornel Dora rêvait de devenir archéologue. «Cela me fascinait.» Il doit d’ailleurs son prénom, Cornel, au pape Cornelius, mort en l’an 253. Il a grandi dans une «brave famille très catholique», quatrième de cinq enfants, il a fréquenté l’école des garçons du couvent de Saint-Gall et, quand il avait le temps, il aidait activement le sacristain. «C’était le bon temps.» Les parents de son père, enseignant à l’école professionnelle, venaient du village grison de Marmorera, englouti par un lac artificiel. Sa mère était une Saint-Galloise du Weisstannental, issue d’une famille de brodeurs. Cornel Dora se souvient du jour où, à 12 ans, il visita pour la première fois la bibliothèque de l’abbaye, située dans la même bâtisse que l’école du couvent: «J’étais épaté. La beauté de cet espace était complètement inattendue. C’est comme s’il venait d’une autre planète.»

>> Lire aussi: Afin que les écrits demeurent (l'édito)

Cette fascination ne l’a jamais quitté. A ceux qui l’interrogent sur son poste de travail il répond: «La simple esthétique de ce lumineux espace baroque rendrait n’importe qui plus joyeux, plus satisfait, plus heureux.» Après ses études d’anglais, d’histoire et de musicologie à Zurich, il a commencé par mettre de l’ordre dans les archives épiscopales, puis est devenu, dans les années 1990, un des bibliothécaires de la bibliothèque de l’abbaye. Ses petites fiches manuscrites dans les tiroirs en témoignent encore. En 2001, il est passé à la bibliothèque cantonale, qu’il a dirigée, avant de prendre la tête de celle de l’abbaye. «J’ai ressenti cela comme un retour à la maison.»

Dans la cour: Cornel Dora devant l’abbaye de Saint- Gall. Petit, il fréquentait ici l’école du couvent et, durant ses jeunes années, il donnait un coup de main au sacristain.

Dans la cour: Cornel Dora devant l’abbaye de Saint-Gall. Petit, il fréquentait ici l’école du couvent et, durant ses jeunes années, il donnait un coup de main au sacristain.

Geri Born

Depuis lors, il pendule entre Saint-Gall, où il travaille, et Winterthour, où il habite le petit village voisin de Brütten par amour pour son épouse. Le couple a un fils, Milo, 8 ans. Cornel Dora a encore deux enfants déjà adultes de sa première épouse, décédée. Il demeure très attaché à sa ville natale de Saint-Gall. «Il est essentiel de garder un lien avec ce lieu et de l’aimer.»

Ses tâches de bibliothécaire de l’abbaye sont très vastes et diversifiées. Son équipe compte 15 personnes, sans compter des collaborateurs externes. Il veille sur la bonne marche de l’institution, fait en sorte que l’aspect financier joue, rédige des rapports et des articles scientifiques, organise des expositions, négocie les salaires et gère les entretiens d’embauche. «Et en cas de besoin, je console les collaborateurs qui ont des problèmes.» Il aime avant tout mettre sur pied des expositions. Il est stimulé à l’idée de «préparer une thématique comme si je voulais l’expliquer à un enfant». Car les enfants sont très critiques et ne se laissent pas raconter n’importe quoi. 

Des arbres contre le changement climatique?


Mais Cornel Dora va bientôt devoir affronter les répercussions du changement climatique. «La salle où nous conservons les plus précieux manuscrits moyenâgeux devient trop chaude», explique-t-il, soucieux. Pour lutter contre une température sans cesse croissante, il mise sur des mesures techniques du genre aération ou nouvelles fenêtres. Mais cela ne suffit pas. «Il nous faut des mesures naturelles et durables à la fois.» L’idée serait de planter des arbres sur la Gallusplatz, actuellement pavée. «Nous étudions la chose avec les monuments historiques», dit-il, conscient toutefois que les archéologues émettront des réserves. Car les grands feuillus ont des racines profondes qui modifient le sous-sol et donc les éventuels sites archéologiques. «Il va falloir sérieusement peser le pour et le contre.»

Le directeur de la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Gall Cornel Dora

Le saint des saints: autrefois, les précieux manuscrits étaient entreposés ici. Ils ont fait place à des monnaies. Une pièce spéciale climatisée veille depuis vingt ans sur les manuscrits.

Geri Born

Le matin, quand aucun visiteur n’a encore enfilé les cafignons de feutre dans la salle baroque de la bibliothèque de l’abbaye, Cornel Dora se plante parfois au beau milieu et laisse son esprit divaguer. «L’ambiance a quelque chose d’à la fois sublime et intime.» Tous les sens en sont sollicités. «J’ai le plus beau job du monde et le privilège de pouvoir participer à la réputation du lieu.»

Par René Haenig publié le 10 novembre 2023 - 23:45