Le week-end dernier, les terrains de football genevois étaient vides. Des Evaux à Collex-Bossy, en passant par Varembé, Vessy ou Satigny, pas l’ombre d’un joueur à l’horizon, pas de clameurs venant des gradins, pas même le son d’un sifflet. Le week-end dernier, à Genève, les arbitres étaient en grève après l’agression de l’un des leurs en plein match. C’était le matin du dimanche 9 septembre, au centre sportif des Evaux, à Onex. Lors d’un match de 5e ligue (le niveau le plus bas du football suisse) de la deuxième journée de championnat opposant le FC Tordoya au FC Satigny, «l’homme en noir» est roué de coups de pied et de poing, jeté à terre et menacé de mort après avoir ordonné l’expulsion d’un des joueurs de l’équipe du FC Tordoya. Manuel Fuentes, coprésident du club, sur le bord du terrain, assiste à la scène. «Tout d’abord, les joueurs des équipes, puis les spectateurs et nous, avons essayé de nous interposer, mais nous n’avons pas réussi.» Il faudra l’intervention d’un arbitre du terrain d’à côté pour sortir l’homme des griffes des joueurs et le mettre en sécurité.
Quelques secondes plus tard, Manuel Fuentes appelle la police qui, une fois sur place, interpelle directement les jeunes joueurs. Leur détention provisoire sera confirmée le mardi suivant par le Tribunal des mesures et contraintes genevois. De son côté, l’Association cantonale genevoise de football (ACGF) suspend l’équipe de Tordoya pour deux ans. Mais cette scène, d’une grande violence, n’est malheureusement pas inédite sur les terrains de football genevois. Car cette saison 2018-2019 commence comme s’était terminée la précédente: des joueurs de football amateurs placés sous les verrous. Lorsque la violence a raison de la passion.
Protéger les autres joueurs
Cinq jours après les faits, le corps de Younes* porte toujours les marques de son passage à tabac. L’arbitre, un habitué des terrains genevois, est pourtant déterminé à continuer son activité dominicale et à reprendre le sifflet dès que possible. «Si je m’arrête, ce sont ces trouble-fêtes qui auront gagné. Mais il faut que cela cesse pour ne pas qu’un jour on se retrouve avec un cadavre sur le terrain et pour que les générations futures puissent jouer et vivre leur passion sans crainte. Au moins, aujourd’hui on ne peut pas dire que l’on ne savait pas.» En revenant sur son dernier match, Younes tient à expliquer sa décision d’expulser le joueur du FC Tordoya: «Il commençait à devenir incontrôlable. Si je lui ai mis un carton rouge, c’était aussi pour protéger les autres joueurs sur le terrain de la violence de ce joueur. Le boulot d’arbitre, c’est aussi ça.»
«Nous avons touché à un tabou»
Un boulot que les arbitres ont décidé de suspendre le temps d’un week-end pour protester. Le lendemain du match, par un e-mail de son président Skander Chahlaoui, l’Union genevoise des arbitres de football (UGAF) annonce sa décision, débattue au préalable sur le groupe WhatsApp des arbitres, aux clubs et à l’ACGF. «La violence s’est encore une fois abattue sur nos terrains, le fair-play a été piétiné à nouveau […] 92% de nos membres se sont donc prononcés en faveur d’une mesure forte, à savoir une grève pendant la prochaine journée de championnat.» Les 200 matchs habituels du week-end se retrouvent donc sur la sellette et cette situation inédite divise le football genevois, l’UGAF d’un côté, l’ACGF de l’autre. Son président, Pascal Chobaz, persiste et signe: «Si nous apportons tout notre soutien à l’arbitre agressé, nous continuons de penser que cette grève n’est ni une bonne idée ni le moyen approprié de répondre à ce problème; il faut essayer de dialoguer avant de la considérer. Mais depuis l’incident je n’ai pas reçu un seul coup de fil de l’UGAF pour en parler.»
Le président du football amateur genevois regrette aussi «la forte stigmatisation» des arbitres ne souhaitant pas prendre part au mouvement, «ils ont été considérés comme des briseurs de grève». Du côté de l’UGAF, qui avait déjà tiré la sonnette d’alarme en juin dernier après la rixe lors d’un match de 4e ligue opposant le FC Kosova au FC Versoix, on ne souhaite viser personne mais plutôt exposer le problème aux yeux de tous. «Nous avons l’impression d’avoir touché à un tabou. Il y a un réel problème de violence sur et autour des terrains de football et nous en sommes tous victimes. On peut ne pas s’entendre sur le terme de violence, mais lorsqu’il y a des insultes, des intimidations ou des menaces, pour nous c’est déjà trop. Et ça, c’est tous les week-ends», explique Skander Chahlaoui, tout en reconnaissant que les agressions physiques sur les arbitres restent, heureusement, exceptionnelles. «Mais il existe un réel sentiment de difficulté, car cela n’a rien à voir d’arbitrer un match au stade de Suisse avec 30 000 spectateurs et autant de caméras et d’officier dans la campagne genevoise un mercredi soir et d’être totalement seul face à 22 joueurs. Nous voulons un travail de fond qui associe toutes les parties prenantes du football amateur.»
«Je me suis enfermé dans le vestiaire»
Bruno Mendes, ex-arbitre et ex-membre du comité de l’UGAF, a lui aussi vécu des situations de tension après des rencontres. «Lors d’un barrage, j’avais sifflé un pénalty et exclu un joueur. Après le match, l’entraîneur de l’équipe était venu me voir dans le vestiaire en me disant qu’il ne serait pas responsable de tout ce qui se passerait dehors. Je me suis donc enfermé dans le vestiaire et j’ai appelé la police en leur disant qu’une cinquantaine de personnes m’attendaient à l’extérieur et que je ne sortirais pas du centre sportif à moins d’être en sécurité. En tant qu’arbitre, il arrive que tu te sentes vraiment seul.» Mais selon lui, certains arbitres participent eux-mêmes à renvoyer une mauvaise image aux joueurs. «Certains ne viennent que pour avoir leur argent du week-end (les arbitres sont défrayés entre 80 et 120 francs par match selon la ligue dans laquelle ils officient, ndlr), ils arrivent en retard, sifflent n’importe comment et c’est catastrophique, car les arbitres qui sont vraiment concernés par leur boulot pâtissent de l’attitude de ceux qui s’en foutent.» Une attitude que confirment plusieurs joueurs. «Tu reconnais dès la première minute de jeu les arbitres qui se sentent impliqués et les autres.»
Un dimanche maudit
Mais la violence gangrène-t-elle vraiment le football genevois et, surtout, faut-il s’inquiéter? En juin dernier déjà, lors de la finale du championnat de 4e ligue et alors que les deux équipes qui s’affrontent sont déjà promues dans la division supérieure, des joueurs du FC Kosova rouent de coups un joueur du FC Versoix, qui termine son match à l’hôpital avec quatre côtes fracturées et un poumon perforé. L’incident, filmé par les spectateurs, fera le tour du web. Selajdin Salihu, président du FC Kosova à l’époque des faits, a accepté de revenir sur ce qu’il appelle «ce dimanche maudit». «J’étais à Bâle, mon fils y jouait un match. Lorsqu’on m’a prévenu de ce qu’il s’était passé, c’était un choc; au-delà du joueur blessé, à qui j’ai apporté tout mon soutien, j’ai tout de suite compris que c’était une catastrophe pour notre club.» Les jours qui suivent, Selajdin Salihu reçoit des insultes racistes et des menaces de mort, «quelqu’un a promis de me brûler vif, je suis allé porter plainte». Après ce match, les joueurs du FC Kosova impliqués dans la bagarre ont passé trois semaines à Champ-Dollon. «Aujourd’hui, ils sont aussi très choqués par leur passage en prison, ils ne comprennent toujours pas ce qui leur a pris et regrettent vraiment leur geste», explique Selajdin Salihu. Quelques semaines après le drame, le président du club jette l’éponge et démissionne: «Il était prévu que je passe le flambeau, et je me suis rendu compte que je n’avais plus l’énergie nécessaire pour travailler. Aujourd’hui, j’essaie d’oublier tout ça et de tourner la page.»
Les parents, l’autre fléau
Mais la violence ne touche pas que les ligues adultes et commence avec les plus petits. «J’ai déjà vu des parents de juniors D (11-12 ans) se battre entre eux ou demander à leur enfant de casser la jambe de l’adversaire, explique Bruno Mendes. Les parents participent donc directement à cette ambiance violente. Et sur certains terrains où il n’existe pas de barrière de sécurité, cela peut être impressionnant pour l’enfant et pour le jeune arbitre.» Et si la violence a toujours existé dans le football amateur, Pascal Chobaz, président de l’ACGF, reconnaît de nouveaux phénomènes: «Ce serait faire l’autruche que de dire que ces événements sont des accidents. Il y a aujourd’hui plus de matchs avec de la tension autour du terrain venant des parents ou de ce que j’appelle les pseudo-supporters. On peut aussi relever un effet de meute: ce n’est plus un joueur qui agresse un arbitre ou un autre joueur mais ils s’y mettent à plusieurs, et aucun club n’est à l’abri de la violence, nous le répétons souvent. Si on liste les derniers incidents, ils peuvent toucher tous les clubs et surtout concernent toutes les tranches d’âge.»
Face à cela, le président de l’ACGF préconise aux clubs de définir des valeurs, un cadre fort et de le communiquer à ses membres et aux parents des juniors. «Les clubs doivent aussi se renseigner sur les joueurs avant de les recruter, et ne pas hésiter à se séparer de ceux qui poseraient problème.» Ce qui aurait manqué au FC Tordoya qui, en proie à des problèmes financiers en fin de saison dernière, avait dû dissoudre ses équipes et chercher à la hâte un effectif à inscrire avant la fin de l’été. Outre les conséquences pénales, du côté sportif, c’est l'Association suisse de football qui se chargera de suspendre les joueurs. En 2012, dans le canton de Berne, un footballeur amateur de 28 ans avait été puni de 50 ans de suspension après avoir agressé un arbitre.
*Prénom d’emprunt