Lausanne, que Ramuz décrivait comme «une belle paysanne qui a fait ses humanités», s’est muée depuis une vingtaine d’années en une toxicomane incapable de décrocher.
Au fil du temps, le trafic de drogue a gangréné tout le centre-ville, jour et nuit, sur les axes nord-sud et est-ouest, et avec toujours plus d’arrogance. Il arrive même à certains de ces trafiquants africains de crier «It’s my street» («C’est ma rue») quand un habitant les apostrophe. Ils pourraient tout aussi bien hurler en chœur «It’s our town» («C’est notre ville»).
Car les dealers sont partout, comme dans un mauvais film, déguisés façon clips de rap, avec casquette et lourde chaîne métallique au bout de laquelle sonnaille un gros pendentif ésotérique.
Ces escouades se regroupent à un jet de pierre de l’hôtel de police, autour du grand bâtiment de l’administration communale de Chauderon, sur les deux grandes places de la ville, la Riponne et Saint-François, près des écoles ou encore le long de la rue de Bourg, la vieille rue piétonne dédiée au shopping de luxe. Dans les parcs publics aussi. Partout et à toute heure. Ces requérants d’asile nigérians et gambiens dévisagent le passant, l’apostrophent parfois, avec une décontraction qu’on devine encouragée par l’impunité. Les transactions se font certes furtivement, mais sans stress véritable. La remise de la cocaïne, de la marijuana, de l’ecstasy ou d’autres drogues de synthèse a lieu dans un deuxième temps, selon un système diminuant le risque de flagrant délit.
Cela fait vingt ans que la plupart des citoyens se désolent de voir l’espace public leur échapper. Vingt ans que cette ville paie ainsi son offre festive pléthorique qui attire des dizaines de milliers de fêtards, et donc de consommateurs de stupéfiants. Vingt ans encore que la majorité de gauche démontre sa pathétique impuissance, alors que Zurich et la plupart des autres villes du pays ont épargné durant toutes ces années à leurs citoyens et à leurs touristes cette nuisance.
Il a fallu une tribune signée par une personnalité locale dans le grand quotidien vaudois 24 heures pour que la question soit enfin posée avec virulence: cette inaction ne confine-t-elle pas à l’homicide par négligence? D’autres commentateurs connus, comme l’ex-directeur de l’ECAL Pierre Keller, l’éditeur Pierre-Marcel Favre ou l’ex-rédacteur en chef du Matin Peter Rothenbühler s’étaient eux aussi essayés à cet exercice de dénonciation. Mais leur coup de gueule était resté sans lendemain.
Cette fois, c’est différent: c’est un défenseur déclaré des migrants qui exprime son ras-le-bol, le cinéaste Fernand Melgar, dont les documentaires sur la politique migratoire ont exaspéré tous les sympathisants UDC et fait soupirer d’aise les belles âmes du pays. «Je le reconnais, jamais je n’aurais commis ce coup d’éclat si je n’étais pas du quartier du Maupas et si mes enfants n’y étaient pas scolarisés. Mais c’est un aveu d’impuissance du municipal chargé de la Sécurité, Pierre-Antoine Hildbrand, et le souvenir de la mort par overdose du fils d’anciens voisins qui m’ont convaincu de faire cette espèce de coming out.» Fernand Melgar s’est beaucoup exprimé dans les médias et a coorganisé avec une conseillère communale PDC une manifestation d’habitants qui a eu son petit succès. Aujourd’hui, il a perdu beaucoup d’amis de la gauche ultra et reçoit même des menaces.
Pourtant, de nombreuses sensibilités de gauche sont solidaires avec sa prise de position. Nous avons pu le vérifier à la manifestation des riverains: «Mais bon sang, ce n’est pas une affaire de gauche ou de droite, ni une question de couleur de peau, nous répond avec agacement un ami comédien que l’on s’étonne de retrouver là. La vie dans mon quartier, l’avenue du Tunnel, est devenue impossible. Le municipal chargé de la Sécurité répète qu’on ne peut rien faire. Alors qu’il vire ses 600 agents de police. Ce sera toujours ça d’économisé.» Lausanne est un village, et nous retrouvons plusieurs autres connaissances.
Une amie habitant à la Riponne est venue parce que les dealers se sont tout récemment installés juste devant sa porte d’entrée. Et l’un d’eux crie «Nabilla!» quand il voit sa fille de 12 ans. Celle-ci ne se sent plus en sécurité. La patronne d’un petit bar à café proche de la rédaction de L’illustré, et donc hors zone de deal, est venue pour une raison simple: «J’estime très dangereux d’abandonner l’espace public à un groupe de personnes. L’espace public appartient à tout le monde. L’être humain est un animal et se sent agressé quand il voit son territoire se faire grignoter. Cela peut conduire à des dérives. Il faut intervenir.» Face aux innombrables témoignages très critiques envers le seul municipal de droite, Pierre-Antoine Hildbrand, à qui la majorité de gauche a bien sûr refilé la Sécurité, nous décidons de rencontrer le président du PLR lausannois, Philippe Miauton. On lui demande si son parti ne ferait pas mieux de renoncer à participer à cet exécutif où le deuxième parti de la ville se retrouve non seulement à un contre six, mais en plus avec les responsabilités les plus exposées.
«Il est clair que la Sécurité, c’est le département mal-aimé de la gauche et qu’elle s’empresse de s’en débarrasser. Il est clair aussi que cette municipalité manque de fermeté. L’inertie sur ce dossier est due à un problème de mentalité de la gauche. Sans compter que les socialistes sont systématiquement freinés quand elle se décide à agir par une extrême gauche qui s’en prend ouvertement à la police et soutient les migrants, même dealers. Il reste pourtant important pour nous d’être présents dans le gouvernement. Cela nous permet d’avoir accès aux dossiers. Et n’oublions pas non plus que le PLR est le deuxième parti de Lausanne.»
Cet ex-journaliste parlementaire applaudit en tout cas la mobilisation de la population encouragée par le coup de gueule de Fernand Melgar. Il estime que la mobilisation des habitants «est une condition favorable pour changer la volonté politique. Il est évident que la situation n’est plus tenable. Quand l’électorat commence à avoir de tels doutes, il devient clair que le vent tourne et qu’il faut donner une réponse. Les socialistes en sont conscients, en tout cas.»
Reste que ces dealers vont continuer à prendre le café dans des associations, dormir dans des squats gérés par un collectif au bénéfice d’une subvention municipale. Car Lausanne est devenue une cité attractive sur le plan social et a attiré diverses populations en difficulté. 40% des habitants ne paient pas d’impôts alors que la moyenne cantonale se situe à 30%. Et le clientélisme social fonctionne à fond après vingt-huit ans d’écosocialisme mâtiné d’extrême gauche. «Quand elle est arrivée au pouvoir, la gauche avait critiqué les méthodes des radicaux qui l’avaient précédée. Je me permets d’estimer aujourd’hui qu’ils ont largement dépassé le maître», sourit le président du PLR local.
Les débuts des problèmes de deal de rue à Lausanne datent de 1995, soit cinq après l’accession à la syndicature d’Yvette Jaggi. Une dépêche ATS du 6 mars de cette année-là résonne de manière ironique dans le contexte actuel: «Lausanne ne veut pas d’une scène ouverte de la drogue. Avec la fermeture du Letten il y a trois semaines, des toxicomanes vaudois «établis» à Zurich se sont repliés à Lausanne et de nouveaux dealers cherchent à s’implanter à Lausanne. La syndique Yvette Jaggi a souligné la volonté des autorités de la ville d’avancer sans précipitation et en préservant la clarté de ses intentions.»
Pour l’absence de précipitation, en tout cas, c’est réussi. En refaisant dans les archives cette grosse vingtaine d’années de deal lausannois, on vérifie que l’action s’est bornée à des opérations de police pompeusement dénommées Centro ou Strada, mais sans mesures d’accompagnement.
Zurich avait de son côté réussi son pari à sa deuxième tentative, après avoir raté la fermeture du Platzspitz. Les autorités, poussées par des manifestations populaires massives, avaient parfaitement orchestré la fermeture du Letten. Parmi les ingrédients indispensables (dont la très contestée distribution d’héroïne aux toxicomanes pour les rendre indépendants des dealers), les autorités et la police avaient notamment pu disposer de cellules de prison dans trois établissements pour embastiller les dealers.
Après avoir touché le fond durant une longue décennie, Zurich est devenue une ville magnifique.