En août 2017, on l’a vu fondre en larmes au moment de découvrir l’exposition consacrée à ses photos du Festival international de la jeunesse de 1957, accrochées au Musée panrusse des arts décoratifs et populaires, à Moscou, fleuron culturel d’une Russie moins hostile qu’aujourd’hui. Cinq ans plus tard, le 13 juin dernier, on l’a vu étreint par la même émotion lorsque les Compagnons chaudronniers de la Fonderie d’art de Coubertin, dans la banlieue de Paris, ont commencé à faire couler les 550 kilos de bronze chauffés à 1100°C dans le moule d’une statue de Victor Hugo, qui trônera bientôt dans le jardin de sa fondation.
A 86 ans, Léonard Gianadda n’a non seulement rien perdu de son dynamisme et de sa soif d’entreprendre, mais il est toujours aussi passionné et émotif lorsque l’art se confond avec l’histoire des hommes. Et Dieu sait si celle que nous vous contons aujourd’hui en est imprégnée. Tout commence à la fin des années 1990, lorsque la ville de Besançon, qui a vu naître Victor Hugo en 1802, s’adresse au Musée Rodin, à Meudon, pour obtenir un exemplaire du monument représentant l’écrivain et romancier dominé par Iris avec des nymphes à ses pieds. Le chef-lieu de la Franche-Comté voisine entend rendre hommage à son illustre citoyen à l’occasion du bicentenaire de sa naissance.
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Hélas, pour des raisons pécuniaires, sa demande n’est pas honorée. Membre du conseil d’administration du musée depuis 1997 et de sa commission des acquisitions depuis 2006, le mécène valaisan s’émeut de cet échec qui pénalise une cité qui, se souvient-il, a souffert de l’affaire Lip au milieu des années 1970, du nom de cette usine horlogère touchée de plein fouet par la crise du secteur, qui avait licencié des centaines d’employés. Une restructuration qui avait déclenché des mouvements de grève et de manifestation à travers toute la France et même de l’Europe. «La première grande secousse sociale de l’après-guerre sur le continent, explique Léonard Gianadda, que la fin de non-recevoir du musée laisse mal à l’aise. Cette affaire m’a toujours chicané. Je la ressentais comme une injustice vis-à-vis d’une ville aux moyens financiers exsangues.»
Alors quand, en 2021, il apprend que, à la suite d’une mise à jour de son inventaire, le Musée Rodin a exhumé un plâtre de Victor Hugo façonné par le sculpteur qui n’a jamais été édité, il se dit que c’est l’occasion de réparer ce faux pas de l’histoire. «J’ai proposé au comité de faire fabriquer à mes frais trois statues en bronze à partir de ce plâtre en pied, haut de 2m10: une que j’offrirais à la ville de Besançon, une autre que je céderais au musée et la troisième destinée au jardin de la fondation. Demande qui a été agréée.» Et qui a vécu sa première concrétisation il y a quinze jours, dans la banlieue de Paris, moment solennel de la fonte de la pièce numéro I (en chiffre romain), qui prendra la direction de Martigny dans le courant du mois de juillet, après que les neuf étapes de sa fabrication seront achevées.
«La loi française et européenne limite la reproduction de ce type d’œuvre à 12 pièces. Les quatre premières classées par chiffres romains et les autres par chiffres arabes», détaille Hugues Herpin, le gardien du «temple» de Meudon, où le sculpteur vécut les vingt dernières années de sa vie. Reste que l’œuvre en question a bien failli ne jamais exister. Et pour cause. «Nous avons retrouvé ce plâtre au début des années 2000. Il restait toutefois très énigmatique puisqu’il manquait le moule correspondant à la tête, raconte notre interlocuteur. Nous avons approfondi nos recherches, réinterrogé tous nos registres et nos moules à pièces que le musée a donnés à l’Etat français. En vain. Jusqu’au jour où, à force d’observations, nous nous sommes aperçus que Rodin avait utilisé la même tête pour ce plâtre que pour la version assise, avec Iris et les nymphes. Ce que, après un très long et minutieux travail, les experts ont confirmé en 2018, en répondant une à une à toutes les questions déontologiques que la situation suscitait.»
Un immense soulagement pour les dépositaires des œuvres de Rodin, de son vrai prénom René François Auguste, et ses admirateurs, qui avaient fini par accepter l’idée que ce plâtre de «l’inconnu» ne serait jamais édité. Ils n’ont pas été les seuls à être étreints par le doute. Avant eux, Rodin lui-même pensait ne jamais être en mesure de terminer sa création. Les archives du musée nous apprennent en effet que le poète a refusé de se prêter aux séances de pose nécessaires à son travail. «Par malheur, y explique Rodin, Victor Hugo venait d’être martyrisé par un sculpteur médiocre nommé Villain. Celui-ci, pour faire un mauvais buste, lui avait infligé 38 séances de pose. Aussi, quand je lui exprimai timidement mon désir de reproduire à mon tour ses traits, il fronça terriblement ses sourcils olympiens.»
Au cours des visites et des repas auxquels Rodin est convié (entre février, mars et avril 1883), la tâche n’est effectivement pas facile pour lui, ainsi qu’il le raconte: «Je vins donc et je crayonnai au vol un grand nombre de croquis afin de faciliter ensuite mon travail de modelage. Puis j’apportai ma selle de sculpteur et de la terre. Mais, naturellement, je ne pus installer cet outillage salissant que dans la véranda, et comme c’était dans le salon que l’auteur des «Contemplations» et des «Misérables» se tenait d’ordinaire avec ses amis, vous imaginez quelle fut la difficulté de ma tâche. Je regardais attentivement le grand poète, j’essayais de graver son image dans ma mémoire, puis soudain, en courant, je gagnais la véranda pour fixer dans la glaise le souvenir de ce que je venais de voir. Mais souvent, dans le trajet, mon impression s’affaiblissait, de sorte que, arrivé devant ma selle, je n’osais plus donner un seul coup d’ébauchoir et je devais me résoudre à retourner auprès de mon modèle.» Rodin est donc contraint d’observer à la sauvette son illustre modèle et réalise, au cours des repas, de nombreux croquis sur le vif. Beaucoup sont tracés sur de petites feuilles de papier très fin, qu’il tient au creux de sa main. «Je le regardais en conscience et j’ai ainsi pu obtenir un Hugo qui est vrai», affirme-t-il à celui qui a relaté ce qui fut une véritable aventure.
Cent quarante ans plus tard, l’histoire tourmentée de ce plâtre de l’illustre écrivain, au visage déterminé et au corps dénudé, vit une sorte de happy end. La statue numéro II sera accueillie dans un premier temps au Musée des beaux-arts et d’archéologie de Besançon, avant d’être définitivement scellée à la Grande Bibliothèque intercommunale du site Saint-Jacques, en travaux jusqu’en 2026. Quant à la numéro III, elle sera érigée dans le jardin du Musée Rodin. Reste la question que tout le monde se pose: combien cet insolite et original cadeau a-t-il coûté à son auteur? «Un montant à sept chiffres qui finit par zéro», lâche ce dernier, hilare et mystérieux, en citant Saint-Augustin. «Celui qui se perd dans sa passion perd moins que celui qui perd sa passion», affirmait le patron des théologiens, des brasseurs et des imprimeurs. Dont acte!
Des Jeux olympiques à la fonderie
Pourquoi pas la Suisse? «Parce que, hormis la Kunstbetrieb de Münchenstein, dans le canton de Bâle-Campagne, notre pays n’a plus de fonderie d’art», répond Léonard Gianadda. La Fonderie de Coubertin, sise dans le cadre prestigieux de la fondation du même nom, à Saint-Rémylès-Chevreuse, en banlieue parisienne, est née en 1950 de la rencontre entre Yvonne de Coubertin, humaniste de conviction et nièce du célèbre baron, rénovateur des Jeux olympiques, et de Jean Bernard, artiste tailleur de pierre et rénovateur du compagnonnage français. Reconnue d’utilité publique, cette fondation a pour objet de parfaire la formation professionnelle, intellectuelle et culturelle de jeunes issus des métiers manuels et de leur transmettre des valeurs telles que le souci de la perfection, la qualité du travail, le sens de l’honnêteté et des responsabilités. L’institution reçoit chaque année une trentaine de jeunes gens, appartenant aux métiers de menuisier, ébéniste, métallier, maçon, tailleur de pierre, plâtrier et chaudronnier, issus pour la plupart de l’Association ouvrière des Compagnons du devoir et du tour de France. La fonderie a été rendue célèbre pour avoir notamment réalisé la Porte de l’Enfer, également de Rodin.