Quelle entreprise achèterait, pour un prix plus ou moins équivalent, une machine promise à une rapide obsolescence au lieu de choisir celle dont les innovations technologiques permettent d’espérer un bon rendement à long terme? Même s’il souffre encore de maladies de jeunesse, une majorité d’experts estiment que le F-35 est le seul avion occidental susceptible de combattre encore efficacement dans vingt ou trente ans.
>> Lire aussi (2020): Et maintenant, quel avion de combat choisir?
1. Processus d’évaluation «sérieux»
La méthode de sélection helvétique du nouvel avion, longue et méticuleuse au point, paraît-il, d’exaspérer à chaque fois les avionneurs en lice, est-elle pertinente? Nos deux experts s’accordent à répondre par l’affirmative. Pour Alexandre Vautravers, «ce processus est si sérieux qu’il est suivi de très près par d’autres pays qui ne peuvent se payer cet exercice d’évaluation coûteux». Pour Pascal Kümmerling qui, dans notre article de septembre dernier, préférait le Rafale ou le Super Hornet de Boeing, ces tests l’ont fait changer d’avis: «Cette évaluation a bel et bien démontré, comme jamais auparavant, la supériorité technologique du F-35 sur ses trois concurrents.»
2. En quoi le F-35 est-il supérieur aux autres?
C’était le leitmotiv de la conférence de presse du 30 juin de Viola Amherd et d’Armasuisse: le F-35 est technologiquement supérieur. Mais où se loge précisément cette supériorité? Selon nos deux consultants, c’est d’abord l’acuité des capteurs du F-35 qui lui donne un avantage décisif. «Ces équipements optroniques répartis sur la surface de l’avion permettent par exemple au pilote de visionner l’immatriculation sur le fuselage d’un appareil volant pourtant à 30 kilomètres de distance. C’est un progrès considérable par rapport aux concurrents qui ne disposent que de capteurs dans un étroit secteur frontal. Ce genre de supériorité permet à l’avion de Lockheed Martin de garantir une surveillance de l’espace aérien et une défense aérienne crédible entre 2030 et 2070 pour la Suisse.» Même constat admiratif de la part de Pascal Kümmerling pour qui «cet avion marque un changement de paradigme et de génération dans l’aviation militaire, notamment par la supériorité de ses capteurs et de sa capacité à opérer en réseau. Je ne m’attendais pas à une poussée technologique aussi décisive.»
3. Les perdants avaient des handicaps majeurs
Les concurrents du F-35A avaient tous des défauts, dont les médias suisses ont peu parlé. Et d’abord celui de l’essoufflement des commandes. Le Rafale, pour ne prendre que le perdant le plus souvent cité par les déçus du choix final, souffre selon Alexandre Vautravers de limites commerciales: «La chaîne de montage à Bordeaux tourne au ralenti, soit un appareil par mois. Celle-ci a été prolongée de dix-huit mois – c’est-à-dire jusqu’en 2024 – par une commande grecque. Or la Suisse souhaite recevoir ses appareils entre 2027 et 2030. La disponibilité des appareils et des pièces pour les longues décennies à venir doivent nous interroger. L’Eurofighter pose les mêmes questions. En revanche, la production du F-35 tourne à plein régime, car une trentaine de pays ont passé ou vont sans doute passer commande.» Et Pascal Kümmerling rappelle que la maintenance de ce bijou de technologie sera finalement assurée en toute autonomie par la Suisse, via l’entreprise Ruag à Emmen et à Payerne. Cette autonomie a certes un coût financier, mais selon le journaliste spécialisé, «c’est sans doute, après le choix de l’appareil lui-même, la plus grande nouvelle de cette conférence de presse».
4. Le F-35 ne vole-t-il pas comme un fer à repasser?
Dans un pays minuscule et au relief tourmenté comme la Suisse, ne devait-on pas privilégier un appareil hyper-agile comme le Rafale plutôt que ce F-35 dont les contraintes de furtivité péjorent la maniabilité et les qualités aérodynamiques? Alexandre Vautravers le concède: «Le Rafale est en effet un petit pur-sang, tant qu’il n’est pas chargé de bombes ou de carburant externe. Mais contrairement à l’appareil français, le F-35 n’a pas pour vocation d’être l’intercepteur le plus maniable possible. Ses atouts sont une grande endurance et sa furtivité: sa signature radar correspond à une surface de quelques millimètres carrés seulement. Il est capable de voir et de frapper sans être vu, manœuvrant là où on ne l’attend pas.» Pascal Kümmerling est du même avis: «On exagère en qualifiant cet avion de bateau. Ses qualités de vol sont inférieures à celles du Rafale, mais suffisantes pour s’adapter aux contraintes géographiques helvétiques.»
5. Et le prix politique?
Armasuisse et le Conseil fédéral n’ont pas profité du choix d’un avion de combat pour faire les yeux doux à une Union européenne plus agacée que jamais par l’indépendantisme helvétique. Mais cette critique d’ordre politique, relayée surtout par les médias romands, ne tient pas compte, selon Alexandre Vautravers, du fait que six autres pays européens ont déjà choisi le F-35, dont cinq membres de l’Union européenne: l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique, la Norvège, le Danemark et la Pologne. Et le Royaume-Uni est à l’origine d’une version à décollage vertical. La Finlande et l’Allemagne pourraient bientôt allonger la liste des pays européens acquéreurs. «Tous ces pays se passent de procédure d’évaluation drastique à la manière suisse. Ils tiennent avant tout à s’équiper de manière compatible avec l’OTAN, dont ils sont membres, et pouvoir participer à des opérations ambitieuses grâce à la technologie de pointe de cet avion», analyse Alexandre Vautravers.
6. Une communication trop rase-motte?
Nos deux consultants ne tiennent pas à noter de manière sévère la qualité de la conférence de presse du 30 juin. Mais ils l’ont trouvée perfectible: «Il faut en profiter pour informer la population, car on sent une passion et une forte demande du public», fait remarquer Alexandre Vautravers, sous-entendant sans doute que ce travail reste à faire face au scénario d’un référendum. Pascal Kümmerling estime de son côté que «Viola Amherd aurait dû faire preuve de plus d’enthousiasme pour défendre le choix du F-35 devant la presse».
De fait, la cheffe du Département fédéral de la défense semblait stressée durant cet exercice pédagogique d’une heure et demie. Cette nervosité était-elle consécutive aux probables divergences au sein même du Conseil fédéral? Quant à la projection d’un PowerPoint semé de textes et d’infographies minimalistes, pour ne pas dire minables, elle n’était pas à la hauteur de l’enjeu. Les services de communication de la Confédération, pourtant pléthoriques, devaient faire beaucoup mieux estiment notamment les parlementaires les plus remontés contre l’option américaine. Enfin, si elle a insisté sur les atouts technologiques du F-35, Viola Amherd est restée aussi furtive que cet appareil sur les aspects financiers de ce marché, notamment quand il s’agit d’expliquer le paradoxe du meilleur avion qui serait aussi le meilleur marché.
Rappelons que l’un des plus grands scandales politiques de l’histoire suisse reste l’affaire des Mirage. Ayant passé commande en 1961 de 100 chasseurs français pour 871 millions de l’époque, le parlement avait refusé de rallonger plus d’un demi-milliard de francs trois ans plus tard. Si bien que 57 appareils seulement avaient été finalement commandés. Cela avait contribué à renvoyer le ministre de la Défense, le Vaudois Paul Chaudet, dans son vignoble de Lavaux. Il en a d’ailleurs été de même à l’époque de la sélection du Gripen, avec un Samuel Schmid annonçant son départ au moment où il aurait en principe dû confirmer la commande du chasseur suédois. Le dossier des avions de chasse militaire peut décidément valoir un crash à une carrière politique.