C’est quand leur porte d’entrée fermée à clé s’est ouverte d’un coup, le cadre explosant sous la force de l’eau, que Sylvia et Luigi Bianchi se sont rendu compte que la situation était grave. Et qu’il était trop tard pour tenter de sauver quoi que ce soit: le torrent qui s’était engouffré dans leur rue des Fontaines à Villiers (NE) était déjà bien trop haut. Alors ils ont «pris la poudre d’escampette» à l’étage.
Ce couple d’octogénaires est au nombre des habitants de Dombresson et de Villiers durement touchés par les inondations qui ont frappé le Val-de-Ruz vendredi dernier, vers 22 heures. Le coupable: un très gros orage et des pluies diluviennes qui ont fait sortir le Ruz Chasseran de son lit, charriant voitures et débris dans son sillage.
Les Bianchi sont durement touchés, mais indemnes. La déferlante – des habitants évoquent un «tsunami» – a surpris plusieurs personnes dans leur voiture, qui ont dû être désincarcérées. Parmi elles, une Vaudoise de 58 ans, héliportée par la Rega à l’Hôpital de l’Ile à Berne. D’abord stabilisée, la victime est malheureusement décédée dimanche. Elle rentrait chez elle du côté de Morges (VD) après s’être produite à Sonceboz (BE), à l’occasion de la Fête de la musique, a révélé Le Matin. Les vidéos filmées par la police neuchâteloise et par des habitants montrent la puissance des flots et l’état pitoyable de dizaines de véhicules malmenés par le courant.
«De la soupe à la boue»
Ce même dimanche, le soleil revenu et le tintement des cloches des vaches au loin contrastent avec la désolation au sol. Sylvia Bianchi, 80 ans, montre les barrières métalliques qui entouraient son jardin, couchées par la vague. «Mes glaïeuls», se désole-t-elle. Une fois entrée précautionneusement à l’intérieur de peur de glisser, elle soupire devant sa cuisine dévastée. «Euh, mes casseroles… On va faire de la soupe à la boue.»
Son époux, 83 ans, égrène: «Plus d’jardin, plus d’téléphone, plus d’machine à laver, plus d’congélo, tout ce bastringue, quoi. C’est la cata.» Sans cesser de rester jovial. «Faut jamais faire trop de réserves, après y a l’ouragan qui vient! Et ça sert à rien de pleurer, ça va inonder de plus!» Ces prochains jours, ils iront dormir chez l’une de leurs filles. En attendant l’arrivée de leurs assureurs.
Leur rue est l’une de celles qui ont le plus morflé. Devant et dans chaque maison, adultes et enfants s’activent de concert à écoper l’eau boueuse, à rincer et à sauver ce qui peut l’être. Voisins, amis et habitants des alentours sont venus prêter main-forte. Emilie arrête un instant de s’activer. «On n’a pas d’eau chaude, mais on est tous sains et saufs. Ce que je retiens, c’est la solidarité immense, les repas préparés par les amis, le linge… Ces gestes, ces bouffées d’amour, ça fait chaud au cœur. J’aimerais que ça dure plus de trois jours.» «On est obligés d’aider. On ne peut pas rester sans rien faire», tranche une voisine épargnée. Et les assurances? «On a fait des photos.»
Pas le temps ou l'envie de parler
Pas une des personnes rencontrées n’évoque le réchauffement climatique, pointé du doigt sur les réseaux sociaux par des anonymes et des politiciens comme le Neuchâtelois Damien Cottier (PLR), qui a écrit dans un tweet samedi matin: «Il suffit d’ouvrir les yeux pour voir que l’accélération des événements climatiques extrêmes est une réalité. En Suisse aussi. En pensées avec les habitants touchés hier soir et les volontaires mobilisés toute la nuit.» Ici, l’urgence est ailleurs, et WhatsApp a servi à coordonner informations, requêtes et soutien.
Certains refusent de nous parler, pas le temps, pas l’envie. Alain glisse que vendredi soir, des gens ont réussi à sortir de leur véhicule et à rentrer dans leur maison par les fenêtres. «Autant d’eau, si fort, si vite et si longtemps, cela me semble toujours impossible.» Quelques dizaines de mètres plus loin, John Fort contemple, hébété, ce qui reste de l’appartement qu’il occupait avec son épouse et leurs quatre enfants de 8, 10, 12 et 14 ans. Ces derniers sont chez des amis, leur mère tente de sauver des photos.
Panique à la maison
Leur père raconte. «On était devant notre émission télé. Notre fille est allée aux toilettes et a dit qu’il y avait de l’eau par terre. Et là, on a vu ce torrent passer devant la fenêtre. Le toit de la voiture a fini par être débordé. Je n’avais jamais vu ça. Quand les plombs ont sauté, les enfants ont paniqué, crié qu’on allait mourir.» Le conducteur de train salue la solidarité des amis, venus l’épauler, lui prêter un congélateur, lui proposer une location. «Mais on est quand même bien perdus, murmure-t-il dans le raclement des pelles à neige. Ce n’est pas le neuf que je voulais. C’est ce qui est à moi. Les photos de ma mère…»
Le réconfort et la solidarité, tous savent qu’en plus des voisins et amis ils peuvent aller en chercher par brassées à l’Hôtel de Commune. «Les tripes à l’air» après le déluge, le patron Michel Stangl a fermé l’établissement aux clients – ce qui ne l’empêchera pas de nous concocter poisson et volaille à la carte – et prépare à manger pour les sinistrés, pour lesquels il a également bloqué les chambres de l’hôtel. Même si, il en est convaincu, certains «se gênent», ils sont une dizaine attablés à savourer un canard à la rhubarbe. On parle lessive, matelas, chaussures, ces objets bêtement indispensables du quotidien, on évoque à demi-mot les pertes subies, on rit aussi, on souffle un peu. «Je remplis mon rôle de Demeter, de mère nourricière, rien d’autre, balaie Michel Stangl. Je suis cuisinier, je suis né ici, j’offre ce que je peux offrir. De toute façon, j’aurais été incapable de faire autre chose.» Il tient à saluer son staff, «hyper-solidaire et participatif». Et qui, c’est vrai, couve chaque convive avec bienveillance.
Besoin de bras et de sommeil
De quoi les gens ont-ils le plus besoin? «De bras pour le nettoyage, de dormir et d’oublier.» Pour le lundi de canicule qui s’annonce, le patron réfléchit à «une assiette froide, quelque chose de sain, de bon et de frais». Mais il doit nous laisser: il y a le pain à organiser, une famille qui appelle pour demander des chambres. Celle de John, qui préfère dormir à l’hôtel plutôt qu’au dortoir mis en place non loin. Pour l’heure, c’est encore au jour le jour que se décide la suite.
Pour la famille Fort, le retour à la maison ne se fera vraisemblablement pas avant des mois. Même chose pour Jeanne Schoenenberger, qui vivait chemin du Ruz-Chasseran. «Il n’y a plus rien», souffle-t-elle en contemplant les dégâts. Dans son appartement du rez-de-chaussée, l’eau est montée très vite, «tous les meubles ont bougé, la porte a été arrachée». Le temps de mettre ses animaux à l’abri et de fuir chez le voisin par la fenêtre. Depuis, elle s’inquiète: sa chienne, paniquée, a été confiée à des proches, mais ses deux chats ont disparu. Ici aussi, proches et voisins rincent et trimballent au dehors tout ce qu’ils peuvent. «C’est là que je réalise tout ce qui a été abîmé, tout ce qui est foutu. Toutes ces petites choses… Plus de machine à coudre, plus de frigo, plus de fer à repasser… Plus rien.»
Après l’avoir passé au karcher, elle a confié son linge à des amis, «histoire de sauver ce qui peut l’être». Elle ne se voit pas revenir dans son appartement. «C’était bonnard pourtant. Le propriétaire avait restauré le bâtiment l’année dernière, il en est malade. Moi, je crois que je vais quitter tout ça.» Peut-être va-t-elle partir s’installer chez sa sœur à Fribourg. Michel Stangl, lui, espère que chacun va trouver l’énergie d’aller de l’avant. «C’est la merde mais tu peux plus pleurer sur hier.» Parole de Vaudruzien.
>> Pour aider les sinistrés: sur mandat de la Chaîne du Bonheur, la Croix-Rouge suisse apporte son aide aux personnes touchées. CP 10-15000-6. IBAN: CH82 0900 0000 1001 5000 6. Sites internet: www.redcross.ch/fr et l'action Val-de-Ruz sur www.bonheur.ch/...