«Pour comprendre ce sentiment d’angoisse, il faut l’avoir vécu»
Maréva Schupbach, 32 ans, collaboratrice administrative
Alors qu’elle s’épanouissait dans son premier CDI, Maréva n’aurait jamais imaginé le quitter à bout de souffle avant ses 30 ans. Car la Valaisanne expatriée à Fribourg a un tempérament robuste. La faculté de faire mille choses en même temps. Habile, elle jonglait entre son travail à 80% dans la facturation et des études en économie. «J’avais des mandats intéressants. Je m’entendais bien avec mes collègues, y compris avec mon chef. J’étais indépendante et autonome, on me faisait confiance», énonce-t-elle. Elle prend même le temps de faire de la pole dance et de sortir avec ses proches.
Ce n’est pas son rythme de vie frénétique qui va la «faire vriller», pour reprendre ses termes. C’est une restructuration au bureau. «On m’a demandé tout d’un coup de lâcher les parties intéressantes de mon cahier des charges.» Sous le contrôle absolu de sa hiérarchie, elle suffoque pendant plus d’un an. «C’est l’histoire de la grenouille. Si elle saute dans une eau bouillonnante, elle a le réflexe de s’en aller pour survivre. Mais si elle baigne dans une casserole où la température grimpe de plus en plus, elle reste et meurt.»
Les symptômes psychologiques et physiologiques s’accumulent. A commencer par une fatigue qui l’empêche de pratiquer ses hobbys. Elle délaisse ses études et s’isole pendant les pauses. «Je n’en parlais pas, y compris à ma famille», se souvient-elle. L’angoisse d’aller au bureau la paralyse. «Le matin, c’était une torture de sortir du lit. Et quand j’arrivais devant mon écran, je pleurais. J’en veux encore à ma supérieure de son manque d’empathie. Elle n’a pas réagi en me voyant m’écrouler sous ses yeux», souffle Maréva.
Son naufrage s’étend sur une année. «Je n’arrivais plus à faire quoi que ce soit, mais je voulais tenir. Mon cerveau n’arrivait plus à réfléchir. J’ai appelé un médecin psychiatre d’urgence qui m’a mise en arrêt le jour même.» Contre l’avis médical, elle retourne terminer sa semaine pour les rapports urgents. «On nous inculque en Suisse que le travail, c’est la vie», explique Maréva, encore surprise par son comportement de trop «bonne élève». Finalement, face à une impasse, elle pose sa démission. «J’ai enfin pu respirer après tous ces mois en apnée.»
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Le sentiment d’allégresse sera de courte durée. «On tire tellement sur la corde que l’on perd sa confiance en soi et cela prend du temps de s’en remettre. On constate aussi l’incompréhension autour de soi. Mais le burn-out est une maladie! On m’a posé un diagnostic et il faut une vraie période de convalescence», affirme celle qui a eu besoin de faire des choses simples. Marcher, pour calmer les remises en question constantes. «J’ai gardé longtemps des marques de cet état. Mon sommeil était troublé, j’avais le dos bloqué. J’ai fait soigner ma mâchoire, car je faisais du bruxisme.»
Pour des raisons financières, elle doit s’inscrire au chômage. «Quelle idée d’être obligée de chercher du job alors que l’idée du monde professionnel génère un profond stress!» déclare celle qui tremble encore rien qu’en parlant. La période sera sombre pour la jeune trentenaire. «Il faut réaliser qu’on reste fragile même si on se soigne. C’est une blessure qui cicatrise mais qui perdure. Aujourd’hui, je ne me laisse plus surprendre par les émotions, mais je ne pense pas qu’on se remette à 100% d’un épuisement professionnel. C’est le mal de notre siècle!»
Depuis deux mois, Maréva a trouvé un nouveau job dans les ressources humaines à 100%. Elle a le sourire. «Et si nous créions un monde où avoir traversé un burn-out ne serait plus une honte?»
«J’ai senti comme une crevasse se creuser en moi»
Thierry Balthasar, 52 ans, chef d’entreprise
S’il existait un film sur le burn-out, Thierry Balthasar aurait pu tenir différents rôles. Tout d’abord celui de l’acteur, car il a traversé plusieurs épuisements professionnels. On y reviendra. Mais ce chef d’entreprise a aussi été spectateur, car il s’est retrouvé parfois impuissant face à la souffrance de ses employés. Le Vaudois aurait pu aussi prendre la place des scénaristes si la production se basait sur le livre qu’il a écrit en 2020, «Le burn-out, un signe de bonne santé». L’auteur souhaite que la vulnérabilité soit reconnue comme une compétence. «Les personnes qui sont passées par là deviennent des ressources dans une entreprise. Elles détectent les collègues en voie d’épuisement», explique-t-il.
La première fois que lui-même a été mis KO, c’était en 1999. Le mal dont il souffrait n’avait pas encore de mot précis, en particulier dans le milieu de la finance. Il travaillait à l’époque dans les ressources humaines pour une multinationale à Genève. «J’avais la nausée en arrivant sur place. Chaque fois que je voyais le logo de l’entreprise, c’était viscéral.» Alors que son état empire, son médecin repère qu’il est «hors service», pour reprendre ses mots. «J’étais livide. Il m’a donné deux semaines de repos.» A son retour, Thierry est licencié par e-mail. «Quel soulagement, mais aussi quelle injustice!» réalise celui qui constate petit à petit que, pour lui, il est impossible de retourner dans ce type d’environnement toxique. Aujourd’hui, il gère une PME avec sa femme, Véronique, pour accompagner des gens bloqués dans leur évolution professionnelle. Elle compte 12 employés fixes à Morges.
Petit retour en 2008. Thierry prépare alors une aventure rêvée depuis longtemps: un voyage de quatre ans autour du monde avec ses quatre enfants âgés de 6 à 11 ans. Il cumule beaucoup de stress entre l’organisation, la vente de la maison et la transmission de la clientèle de la société qu’il avait fondée avant celle qu’il développe depuis. A quelques jours du grand départ, il implose. «J’ai eu un black-out. J’ai senti comme une crevasse se creuser en moi», décrit celui qui se savait sur le fil depuis plusieurs mois mais ne s’était pas écouté. «D’un commun accord, on est finalement partis, car autant me reposer ailleurs qu’en Suisse! Pendant plusieurs semaines, je n’ai pas été cohérent dans mes propos. J’étais également incapable d’écrire ou de conduire», se remémore Thierry. Il avoue avoir eu la chance d’être porté par sa famille. «Seuls le repos et l’introspection donnent du sens à tout ça.»
Cette rupture le marque profondément. Il sait maintenant reconnaître les premiers symptômes d’une blessure qui peut se rouvrir. Deux ans après leur retour, il frôle de nouveau le burn-out. «J’ai pris les choses en main. J’ai défini les nœuds et fait en sorte de les régler. Car, le plus souvent, l’épuisement est lié à une charge émotionnelle, non pas à une surcharge de tâches. On est rongé par le côté relationnel. Il ne faut surtout pas négliger cet aspect.» Dans une période intense, il sent encore les symptômes revenir et se donne des sonnettes d’alarme personnelles. Pour garder l’équilibre. Ce qu’il redoute toujours avec sa nouvelle expertise, c’est l’inertie des milieux professionnels et de certaines prises en charge thérapeutiques.
«Mon corps et mon cerveau étaient en épuisement total»
Chantal Menoud, 50 ans, infirmière
La maison dans la campagne fribourgeoise de Chantal Menoud, c’est son havre de paix. Toutes les énergies négatives qui l’ont traversée ont été nettoyées. Un bien-être que cette infirmière formée en soins d’urgence espère également retrouver dans son for intérieur après deux burn-out. Les situations d’épuisement, cette professionnelle de soins qui travaille depuis vingt-neuf ans à l’Hôpital fribourgeois ne les connaît que trop bien. Elle sait les repérer. Alors que la durée de vie du personnel soignant se rétrécit dans son domaine, Chantal tient le choc. Horaires de nuit, crises sanitaires, manque d’effectifs, c’est son quotidien. Un quotidien qui va malgré tout sournoisement la griller.
Elle se «brûle» une première fois en 2002 sans comprendre ce qui lui arrive et sans diagnostic clairement posé. «Je me levais au-delà de la fatigue, avec des vertiges. J’ai fait des investigations somatiques qui n’ont rien mis en évidence. Suite à une consultation chez un ostéopathe, je me retrouve traitée pour un épuisement en phase terminale», relate l’infirmière, qui voulait «garder le cap». Elle s’arrête seulement pendant deux semaines et commence une thérapie. «J’ai pris des antidépresseurs pendant plusieurs mois. De l’extérieur, je continuais ma vie. J’allais chanter dans un chœur.» Elle réussit à «remonter», avec le soutien de ses amis et de son compagnon de l’époque. «Mais alors que j’étais déjà passée par là, je n’ai pas senti la nouvelle vague m’emporter une dizaine d’années plus tard», réalise celle qui a toujours fait preuve d’une résistance incroyable. Chantal est non seulement infirmière, mais elle est aussi formatrice des nouvelles praticiennes.
En 2014, son père décède. «Cet événement a été un élément déclencheur. J’ai développé une hypersensibilité envers la personne âgée quant à sa prise en charge en milieu hospitalier. Un sentiment d’impuissance et d’injustice constant. En 2017, mon médecin traitant m’a mise à nouveau en arrêt pendant trois semaines. Mais je ne l’ai pas respecté alors que j’avais des symptômes comme une agitation mentale importante, une fatigue omniprésente, des douleurs dorsales, une perte de poids incontrôlable et de l’insomnie.» A contrecœur, Chantal n’a plus d’autre option: elle demande à être transférée dans un environnement sans horaires de nuit.
Malgré ce changement de service, la situation ne s’est pas améliorée. «Je n’avais plus le réflexe ni l’énergie pour me défendre. Je dormais deux heures par nuit, je faisais à peine 49 kilos, je n’arrivais plus à fonctionner comme d’habitude, une vraie torture. J’enchaînais états grippaux sur états grippaux. Un matin, en 2018, un stress immense m’a envahie. Si je continuais ainsi, j’allais mourir», s’entend-elle penser. Elle s’arrête cette fois dix mois. Seuls la marche et les séjours en montagne calment «le Zébulon» dans sa tête. «Il fallait que j’élimine le cortisol que j’avais accumulé dans le corps. Ce corps que je sentais brûler et qui était épuisé juste par quelques mouvements», décrit Chantal, qui est pourtant une randonneuse avertie.
Il faudra un an pour trouver la bonne molécule médicamenteuse afin de stabiliser son équilibre chimique. «L’accompagnement psychologique et l’EMDR m’ont sauvée.» Ce long chemin, elle le décrit comme un tunnel qu’elle a traversé avec de bons et de mauvais moments. Les proches, la nature et la musique lui ont permis de se reconstruire. «Mais il faut du temps», confie celle qui s’est questionnée sur son avenir dans les soins infirmiers. La Fribourgeoise finit avec ces mots: «Prenez soin de votre santé mentale comme vous prendriez soin de l’être que vous aimez le plus au monde!»
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«C’est encore tabou dans notre société compétitive»
Dano Halsall, 60 ans, entrepreneur et ancien sportif de haut niveau
Dano Halsall, les gens le connaissent comme champion de natation ou entrepreneur chevronné. Pourtant, son mental d’acier ne l’a pas empêché de se brûler les ailes. Le couperet du burn-out lui est tombé dessus il y a cinq ans. «C’est encore un sujet tabou dans notre société compétitive, où tu sais qu’un jeune peut prendre ta place en un claquement de doigts. L’épuisement professionnel est malheureusement encore perçu comme une faiblesse», se désole l’ancien sportif d’élite.
Ce sont des douleurs chroniques, liées aux excès du sport de haut niveau, qui ont provoqué sa «descente aux enfers». Alors qu’il souffrait le martyre quotidiennement, il charbonne pour maintenir à flot son business dans l’immobilier. «J’étais seul à vendre 69 objets, sans aucune aide. Comme je gagnais bien ma vie, je maintenais ce rythme effréné.» Ce travail, qu’il considérait comme un moteur, devient sa hantise. «Un matin, je me suis effondré dans ma salle de bains», raconte celui qui n’a pas perçu les signaux avant-coureurs, surtout au niveau cognitif. «J’aurais dû conscientiser que je n’y arriverais pas seul et chercher à m’associer avec quelqu’un», admet-il avec le recul.
En 2019, il est en arrêt maladie à 100%. «En tant qu’indépendant, j’avais cotisé à une assurance perte de gain en cas d’incapacité de travail mais, au bout de six mois, l’expert de mon assurance m’a dit de reprendre ma profession et ce, contre l’avis de mes médecins.» Vivant sur ses économies, il tente par tous les moyens de se remettre en selle. «Je me suis enlisé dans un cercle infernal. J’ai fait une dépression. Et dans cette traversée du désert, j’ai tout perdu: mon job, ma maison, ma famille», explique encore Dano Halsall. Les promenades en forêt ne le régénèrent plus. Il désespère et confie s’être noyé dans des pensées sombres.
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Lueur dans l’obscurité, il a l’impulsion de raconter son mal-être. Pour se reconstruire, il propose des conférences en entreprise pour partager son histoire et sensibiliser sur le burn-out. Un peu retapé, il décide de suivre une formation de coaching et se spécialise en gestion du stress dans des milieux très performatifs. «Je ne travaille pas, à ce jour, à 100%. Je sens que j’ai des séquelles au niveau anxieux, ce qui est à l’opposé de ma personnalité. Mais je vais mieux et je reste confiant pour la suite.»
Approché par Chris Christiansson, consultant de la santé du travail à l’Active Recovery Academy, pour collaborer sur un futur projet de clinique du burn-out à Rougemont (VD), Dano Halsall y voit un signe du destin. «Avant qu’on crame, on peut empêcher le pire lorsqu’on est pris en charge», assure-t-il en détaillant un programme conçu par cette équipe de spécialistes et payé par les entreprises pour le bien-être de leurs managers.