- Vous avez écrit une chanson, «Les enfants écorchés», illustrée par un clip dans lequel vous évoquez et dénoncez l’inceste. La mort de votre grand-père maternel en 2018 a fait surgir des flashs de ces relations sexuelles prohibées et a permis de lever votre amnésie traumatique, faisant apparaître que vous aviez été sa victime. Comment cela s’est-il passé?
- Jean-Loup Fuchs: C’était en septembre, j’avais 38 ans et je me suis rendu à son enterrement. Il avait 89 ans et se savait condamné. Je ne l’avais plus revu depuis une vingtaine d’années, n’ayant plus l’obligation d’assister aux Noëls et autres fêtes. Au sein de la famille, il y avait une sorte d’idéalisation de cet homme. Ma mère m’a toujours présenté son père comme quelqu’un de formidable. Un «grand-père idéal». J’ai grandi avec cette idée-là. Quand je suis arrivé aux obsèques, il n’y avait presque personne. Je pensais pourtant qu’à La Chaux-de-Fonds c’était quelqu’un que tout le monde aimait bien. Tout à coup, ça a résonné étrangement en moi. Dans l’église, je me suis dit: «Quelque chose ne va pas.»
- Quand avez-vous eu le premier flash?
- La nuit même. Je me remémorais des choses du passé, c’est normal quand un proche décède. Je me suis levé vers 3 heures du matin et je me suis rendu dans la cuisine. Une image que j’avais totalement oubliée m’est apparue, j’ai osé la laisser venir… et là, d’un coup, j’ai compris.
- Qu’avez-vous «vu»?
- (Il prend son temps.) Cela se passait dans la salle de bains de mes grands-parents. J’ai vu mon grand-père nu devant moi. Je devais avoir entre 6 et 8 ans. Je n’étais apparemment pas très grand, parce j’étais à la hauteur de son sexe. Il était en érection et ça n’était pas une situation normale pour un petit garçon. Je ne sais pas s’il a éjaculé sur moi... Mon amnésie, longue et persistante, a duré plus de trente ans. J’ai le sentiment d’avoir été victime de viol, sans savoir jusqu’où c’est allé. On parle communément d’attouchements, d’abus. Mais qu’est-ce que c’est au juste? C’est difficile à exprimer. Je dormais avec mes grands-parents dans leur lit. J’ai une sensation forte et désagréable quand j’y repense. Une main dans le pyjama, une intrusion… Je n’aimais pas être là-bas. Cette mémoire enfouie a été difficile à explorer.
- Pourquoi?
- Au moment du flash, je me suis dit: «Est-ce vrai ou suis-je en train de délirer?» Une partie de moi luttait contre le reflux de cette réalité qui m’envahissait. La journée du lendemain a été très compliquée, les semaines qui ont suivi aussi. J’avais la sensation d’être dans leur appartement à La Chaux-de-Fonds alors qu’en réalité je me trouvais chez moi à Sainte-Croix.
- Ce sont les mécanismes habituels de l’amnésie traumatique, qui touche 46% des victimes mineures. Vous êtes-vous confié à vos proches?
- J’en ai parlé à ma sœur dès le lendemain. Je lui ai dit: «Je sais ce qu’il m’est arrivé.» Elle a toujours été d’un grand soutien dans ma vie. Elle a un souvenir dissociatif lié à mon grand-père. Elle avait aussi entre 6 et 8 ans. Je la cite: «Je planais au-dessus de mon lit près du plafond. Je vois seulement au-dessus de moi et sur les côtés. Tout est blanc. J’aperçois une fenêtre, je voudrais sortir, mais je sais que ça n’est pas possible. Ma mémoire traumatique, dit-elle, m’empêche encore aujourd’hui de voir ce que mon corps est en train de vivre.» Elle s’est exprimée à ce sujet en 2010, bien avant moi. Elle a grandi avec ce souvenir.
- L’a-t-elle reproché à son grand-père?
- Oui. Et il a tout de suite «fermé la porte» en la traitant de folle. Moi, j’ai toujours cru ce qu’elle me disait. Pourquoi raconterait-on ces choses-là si ça n’était pas vrai? Cela explique aussi le processus qui m’a permis d’entrouvrir la porte de mes souvenirs.
- Votre grand-père vous a-t-il menacé afin de vous empêcher de parler?
- Je suis sûr qu’il m’a dit de me taire, qu’il y a eu une menace. Quelque chose comme: «Si tu parles, je te tue.» Lorsque l’image de son regard noir me revient, ma mémoire se verrouille. Ce visage que je revois n’est pas celui d’un papy que tout le monde aime, mais sa face cachée. Je pense qu’il y a eu pression de sa part et c’est ce qui, en moi, «ferme le couvercle».
- Comment votre sœur a-t-elle réagi à votre récit?
- Avec empathie et horreur. Elle n’aurait jamais pensé qu’il puisse se comporter comme ça avec moi, sachant que j’étais un garçon. C’est aussi ce rapport d’homme adulte à petit garçon qui est particulier.
- Dans votre entourage familial, a-t-on eu du mal à entendre ce que vous exprimiez?
- Pour mes parents, il ne faut pas trop parler: qu’est-ce que les gens pourraient penser? Dans le même temps, ils ont envie de me soutenir. J’ai expliqué ma démarche à ma mère, elle a ressenti énormément de culpabilité quand elle a compris. Elle m’a encouragé par la suite. Au début, elle m’a dit: «Non, ce n’est pas vrai.» Le déni est quelque chose de très fort. Elle a culpabilisé de m’avoir laissé là-bas en vacances. C’est compliqué pour eux, comme pour le reste de la famille. Je précise que je ne suis pas en train de régler des comptes. Je ne cherche pas justice, il n’y en aura pas. A un moment, il faut comprendre la souffrance de chacun et chacune. Dans une famille incestuelle, il y a énormément de dégâts à différents degrés. Aujourd’hui, le simple fait de pouvoir en parler est le fruit d’un chemin, d’une thérapie. J’en étais incapable il y a encore trois ans.
- Etes-vous suivi?
- J’en ai tout de suite éprouvé le besoin. Je me suis d’abord rendu dans une cellule d’urgence psychiatrique à Yverdon. J’avais peur d’être envahi par d’autres souvenirs, jour après jour, de façon continue. Je savais que je n’arriverais pas à gérer ça tout seul ou à faire porter ce fardeau à ma femme et à nos deux enfants. Au bout de six mois, je me suis tourné vers un psychiatre. Je le vois une heure toutes les deux semaines. Un peu plus parfois, ça dépend de mon état.
- Que faites-vous pendant ces séances?
- J’apprends à régler mes colères, violentes. Certains événements du présent peuvent faire écho à mes traumas et devenir des déclencheurs. J’aurais peur, par exemple, de ma propre réaction si je voyais quelqu’un maltraiter un enfant. Lire un article sur l’affaire Pelicot, du nom de cette femme, en France, droguée et violée par 50 hommes à la demande de son mari, peut raviver ma souffrance.
- Vos souvenirs refoulés se manifestent-ils sous d’autres formes?
- Parfois, ce sont des odeurs. J’ai eu des phases où je ne supportais plus celle de ma transpiration. Ça provoquait du dégoût. Maintenant, la question se pose de savoir jusqu’où est-ce que je dois aller dans mon introspection. Dois-je me souvenir de tout? C’est la vraie question.
- Avez-vous gardé en mémoire des moments heureux de votre grand-père?
- Oui et c’est toute la problématique. Il était entraîneur de foot, il avait un berger malinois, on allait beaucoup en forêt, on allait aux champignons. C’est toute la complexité de l’inceste, contrairement à une agression commise par un individu extérieur au cercle familial. Une partie de moi l’aimait. C’est difficile de me dire que mon agresseur était le même homme.
- Vous êtes le papa de deux enfants.
- J’ai un garçon et une fille de 15 et 12 ans. J’ai voulu être très présent pour eux. J’ai été père au foyer les premières années de leur vie. J’avais envie de les emmener à l’école, d’être là quand ils rentraient. Je souhaitais leur offrir quelque chose que je n’avais peut-être pas vraiment connu. Il y a eu des moments difficiles aussi...
- C’est-à-dire?
- J’ai eu une phase d’alcoolisme avant ma sortie d’amnésie. Ça a duré dix ans. L’une de mes chansons, «Le bourreau de beauté», parle de vagabondage. Plus jeune, quand mes amis faisaient des apprentissages, j’arpentais les rues, je dormais sur des canapés à gauche, à droite. Et puis, au milieu de cette errance, j’ai rencontré ma femme. Elle a été un phare dans la nuit. Le fait d’avoir quelqu’un le matin en face de soi, au moment du café, m’a permis de me confronter à moi-même.
- Vous avez travaillé épisodiquement...
- Je n’ai pas de métier. Mon épouse a bossé, elle m’a nourri, elle a rempli le frigo, elle a bataillé. Elle a été un pilier. Elle m’a relevé au moment où j’étais en charpie. J’ai une reconnaissance éternelle envers elle. L’inceste et, dans mon cas, l’amnésie traumatique sont des phénomènes tellement violents qu’on souhaiterait mourir parfois. Il faut lutter pour ne pas se jeter sous un train.
- Vous y avez songé?
- Plusieurs fois. Quand les souvenirs ont surgi, j’ai ressenti un trop-plein. Cela engendre des problèmes de confiance en soi, de rapport au travail, à l’argent, à son propre corps, à sa sexualité. On a le sentiment que tout est corrompu. Après avoir été utilisé et sali, on se sent inutile. On perd l’estime de soi. Je me disais: «Ma vie n’a pas d’intérêt.»
- Comme vous, votre épouse n’avait pas connaissance des faits. Comment a-t-elle réagi quand elle a su?
- Une lumière s’est allumée. Il existait un lien de cause à effet. C’est comme si un piano trônait au milieu du salon, que je n’en avais pas conscience, qu’il faisait noir et que je me cognais dedans. On sort tout à coup de l’obscurité et on se dit: «Ah, c’est ça!» Même si cela n’explique pas tout, car je ne souhaite pas en faire un fourre-tout.
- En avez-vous parlé à vos enfants?
- Dès le moment où j’ai compris. Je leur ai dit que j’avais été agressé par mon grand-père, qu’il avait eu des comportements déviants envers moi, qu’il m’avait fait du mal, des choses qu’on ne doit pas faire aux petits. Je leur ai parlé à leur niveau, sans jamais entrer dans les détails.
- Etes-vous revenu sur le sujet depuis 2018?
- Oui, car à un moment j’ai rompu le lien entre mes parents et mes enfants, j’ai dû leur expliquer pourquoi: en fait, j’avais peur de tout le monde. Ils m’ont dit que de toute façon, ce qui comptait, c’est que je sois heureux.
- Plusieurs livres ont paru dans la mouvance de #MeeTooInceste. Vous en avez lu?
- J’ai lu Triste tigre de Neige Sinno sur le conseil de mon psychiatre. C’est là que j’ai compris l’importance du mot viol.
- Qu’est-ce qu’il vous a apporté comme clés?
- Le fait de parler, d’expliquer les choses comme elles ont été, c’est aussi arrêter d’être victime. Je l’ai été, quelques instants dans ma vie. Suivre une thérapie, c’est apprendre à accepter que les choses se sont passées, mais que je ne suis pas en train de vivre ces événements au moment où je vous parle. Il faut apprendre à connecter son cerveau au présent afin de ne pas vivre dans le souvenir. J’ai été victime d’inceste, mais je ne suis pas une victime. Ce n’est pas quelque chose qui me définit en tant qu’être. J’ai beaucoup aimé la façon directe de parler de Neige Sinno. Contrairement à Barbara, sur le même thème, qui utilisait des métaphores dans L’aigle noir. L’oiseau représente son père, le cou de l’aigle, son sexe...
- Votre chanson et votre clip en stop motion aussi vont droit au but.
- Je voulais énoncer les choses avec des mots clairs, que ce soit entendu de manière directe. Il y a une similitude avec Triste tigre: l’envie et le besoin de prévenir, de témoigner en pensant aux autres pour qu’on lève un tabou. On peut se soigner et aller mieux. En Suisse, l’inceste frappe 350 enfants chaque année, peut-être plus (nombre de cas déclarés uniquement, ndlr).
- Ecrire et composer, cela a eu un effet thérapeutique?
- Oui. En déménageant récemment, j’ai retrouvé des textes et de vieilles cassettes dans mes cartons. Je me suis rendu compte en les réécoutant que je parlais d’inceste à demi-mot avant 2018 de manière inconsciente.