«Papa, le pont a disparu! Le pont a disparu!» Gabriele Arroya prend sa fille, Sofy, dans ses bras, se précipite à la fenêtre et lève les yeux au ciel. Nous sommes le 14 août 2018 dans le quartier populaire de Certosa, à Gênes, et il est 11 h 36 du matin. Deux cent cinquante mètres du viaduc autoroutier qui passait au-dessus de l’immeuble de Gabriele viennent de tomber dans le vide et de s’écraser dans un bruit fracassant et un nuage de poussière. Le jeune homme et sa femme, Valeria, courent, leur fille toujours dans les bras, se réfugier au sous-sol «de peur que le reste du pont s’effondre sur nos têtes». Ils en ressortent quelques minutes plus tard, regagnent leur appartement, prennent quelques affaires et fuient l’immeuble. Ils n’y reviendront jamais.
Au même moment, 45 mètres plus haut sur ce qui reste du pont, Daniele Dubbini a vu la mort en face. Au volant de sa voiture, il plante sur les freins, essaie de faire marche arrière avant de changer d’avis. Il claque la porte et part en courant, «sans vraiment réaliser ce qui m’arrivait». Sous ses pieds, un cratère vient de se creuser dans le lit partiellement asséché de la rivière Polcevera. Le pont a entraîné 35 voitures et trois camions dans sa chute. Une scène apocalyptique sous une pluie torrentielle, 43 morts, des dizaines de blessés, quelques miraculés qui s’en sortiront indemnes et une ville meurtrie coupée en deux.
Les Douanes italiennes ont publié la vidéo de l'effondrement du pont Morandi filmé par des caméras de surveillance.
Nous sommes le lendemain et, vingt-quatre heures après l’incompréhensible, Gênes est sonnée. Les 600 000 habitants du plus grand port d’Italie ont les yeux rivés sur les chaînes d’informations en continu et les oreilles scotchées à la radio. Ils ont besoin de comprendre. «Comment est-ce possible? C’est peut-être un attentat», avance un chauffeur de taxi, avant de revenir sur ses propos: «Non mais vous aviez vu son état?» Comme tous les Génois, il empruntait souvent le pont, «et l’un de mes collègues y est passé quinze minutes avant le drame». Plus loin dans la zone du sinistre, à une dizaine de kilomètres à l’ouest du centre-ville, un millier de secouristes, dont 350 pompiers couverts de poussière, se relaient sans relâche à la recherche de survivants dans les débris du désormais tristement célèbre pont Morandi, ou viaduc de Polcevera.
Le jour d’après
La scène surréaliste s’est figée. Sur la partie du pont toujours debout, les véhicules que les conducteurs ont abandonnés en courant sont toujours là. En tête de file, ce camion vert, désormais emblème de la tragédie, qui porte le nom du supermarché local, Basko. Le chauffeur n’a pas eu le temps d’arrêter son moteur avant de fuir et, comme pour en témoigner, les essuie-glaces balaient toujours le pare-brise du camion sous un soleil de plomb. Après la pluie diluvienne de la veille, l’été a repris ses droits. Quant à la cause de la catastrophe, elle n’est pas encore connue, même si la défaillance structurelle du pont fait office de suspect numéro un. Des automobilistes affirment avoir vu l’une des suspentes (les tiges verticales qui relient le tablier du pont aux câbles porteurs) céder, entraînant la chute de l’autoroute puis de son pylône.
Au sol, Cesare Luca Martino prend une pause. Cela fait trente heures qu’il n’a pas dormi. Maître-chien sapeur-pompier de la brigade cynophile de Toscane, il tient Folia, un épagneul breton de 3 ans, dans ses bras. Folia fait partie des 43 chiens qui participent aux fouilles, descendus dans la fosse sur les épaules des pompiers ou par hélicoptère. Leur flair représente le principal espoir de retrouver des survivants. «Lorsque l’un d’eux aboie, nous attendons qu’un deuxième le fasse aussi, nous prenons ça comme une confirmation et commençons à creuser et à chercher à l’endroit indiqué par le chien», explique le jeune pompier. Mais le temps presse et la logique est implacable: les chances de retrouver les vivants sous les décombres sont minces. Vingt-quatre heures après le drame, les secouristes ont retrouvé un homme en vie. Ce sera le dernier.
A l’hôpital San Martino, où sont acheminées les victimes, l’alerte catastrophe a été déclenchée et Angelo Gratarola, médecin-chef des urgences, a rappelé le personnel en vacances. Le 14 août, plus de 200 médecins et 1000 infirmières ont été mobilisés et 13 salles d’opération réservées pour soigner les vivants au plus vite et au mieux.
Le mercredi 15 août, à 18 h pile, une file de voitures noires arrive sirènes hurlantes. Matteo Salvini, ministre de l’Intérieur et chef de la Ligue (extrême droite), arrive sur les lieux de l’accident accompagné de Marco Bucci, le maire de la cité portuaire. Son acolyte Luigi Di Maio, chef du Mouvement 5 étoiles (M5S, populiste) y était le matin même. Omniprésents depuis la catastrophe, les deux vice-premiers ministres monopolisent la parole, s’insurgent contre l’état des infrastructures du pays et blâment Autostrade per l’Italia (la société gestionnaire de l’autoroute), demandant sa révocation immédiate, mais aussi la famille Benetton, actionnaire majoritaire d’Atlantia (la maison mère de la société autoroutière) et l’Union européenne. L’opposition réplique à coups de tweets, de posts Facebook et d’émissions de télévision en direct, ne manquant pas de rappeler que le M5S s’est très longtemps opposé aux grands projets de rénovation. En 2013, Beppe Grillo, le fondateur du mouvement, écrivait même sur son blog «la vieille fable de l’écroulement imminent du pont Morandi» pour s’opposer au projet de la Gronda, une autoroute de contournement de Gênes. Devant les décombres, Matteo Salvini improvise un point presse. Il en fera de même le lendemain matin devant la morgue de l’hôpital San Martino face aux cris et aux pleurs des familles endeuillées par la catastrophe. La moitié d’entre elles choisiront d’ailleurs de ne pas assister aux funérailles nationales organisée le samedi 18 août, pointant notamment la responsabilité de l’Etat italien dans ce drame.
Le lendemain, dans le centre civique de la Via Buranello, il y a les autres victimes. Celles qui ont tout perdu. Des centaines d’habitants du quartier de Certosa, encastré au pied du viaduc, font la queue. La zone d’habitation populaire a été complètement évacuée et certains immeubles sont déjà condamnés, impossible d’y retourner. «Après leur enregistrement, nous mettrons à disposition des appartements et des chambres d’hôtel, explique Paola Bordilli, conseillère communale du commerce de la ville de Gênes. Pour l’instant, quelque 311 familles (soit plus de 600 personnes) se sont présentées, mais nous en attendons bien plus car certaines étaient en vacances pour le 15 août.» A quelques mètres d’elle, sur un banc bleu en fer cabossé, Daniele Dubbini est toujours là, à Gênes. Sur le pont au moment du drame, alors qu’il rentrait chez lui à Sarzana dans la région de La Spezia, l’homme en état de choc attend la psychologue avec qui il a rendez-vous. «Après la catastrophe, je pensais que tout allait bien, je voulais juste rester à Gênes pour récupérer ma voiture. Aujourd’hui, je n’en ai plus grand-chose à faire. J’ai réalisé que j’étais passé à quelques mètres de la mort et je reste car j’ai besoin d’en parler et d’être entouré de personnes qui ont vécu la même chose que moi.»
«Ce pont tombait en ruine»
Un peu plus loin, Sofy, la fille de Valeria et de Gabriele Arroya, joue dans la cour. Ils ont passé la nuit chez la mère de Gabriele. Ils ont entendu par des amis que la commune hébergeait les personnes évacuées. Ce soir, ils dormiront sur les lits de camp installés provisoirement dans le gymnase avant d’être envoyés à l’hôtel ou dans un appartement. Les réservations de la commune courent jusqu’à la fin du mois de novembre. «Et après?» Gabriele n’est pas allé travailler depuis le drame, il y a quarante-huit heures. La famille est en colère. «Ce pont tombait en ruine, des ouvriers s’affairaient dessus toutes les nuits pour tenter de le maintenir debout alors qu’ils auraient juste pu le fermer», explique Gabriele. «Tous les soirs, je regardais ce pont et je me demandais quand il allait tomber. Le 13 au soir, j’ai vraiment senti qu’il s’effritait», ajoute Valeria. Mais le jeune couple s’inquiète aussi des conséquences économiques d’une telle catastrophe, à raison. La ville, dont le port est la pierre angulaire de l’économie de la région, vient de perdre une de ses artères principales et plus de 50 000 emplois seraient aujourd’hui menacés dans le port génois.
En fin d’après-midi, la famille Arroya est de retour à Certosa. Accompagnées de pompiers et casque sur la tête, les familles ont pu regagner leur appartement pour y récupérer quelques affaires, le plus possible, dont des jouets pour les enfants. Maurizio Carvelli est venu avec sa fille Johanna pour aider des amis évacués à transporter leurs affaires. Quatre personnes et un chien qu’il hébergera chez lui, dans le quartier de Sestri Ponente, «aussi longtemps qu’ils le voudront». «Cela fait des années que nous disons que ce pont n’est pas stable mais, en Italie, on ne s’occupe des choses que lorsqu’elles deviennent catastrophiques», se désole le père de famille.
Samedi, l’Italie a dit adieu aux victimes. Les funérailles nationales se sont tenues dans la Fiera de Gênes, un grand lieu d’exposition, en compagnie des plus hauts représentants de l’Etat italien. Dans le bâtiment Padiglione Blu, les familles hagardes veillent les 19 cercueils depuis la veille. A l’avant, un petit cercueil blanc, celui de Samuele, 8 ans, mort alors qu’il partait en vacances avec ses parents en Sardaigne. Mais d’autres villes italiennes pleuraient aussi leurs morts, comme Torre del Greco, près de Naples, où les familles de quatre amis ont refusé de se rendre aux funérailles nationales: «Nous ne voulons pas d’un simulacre d’enterrement, mais une cérémonie à la maison.» Au-delà du chagrin, la colère gronde. Après le sang et les larmes, l’encre n’a pas fini de couler autour de l’absurdité d’une tragédie qui aura coûté la vie à 43 innocents.