C’était avant. Avant que n’éclate l’affaire de dopage organisé en Russie, avant que Sotchi ne batte le record olympique des budgets (40 milliards d’euros), avant qu’un cadre du CIO ne soit embastillé pour trafic de billets, avant que le président de la Fédération internationale d’athlétisme ne soit mis en examen pour corruption et chantage. La grande institution de Vidy voyait encore la vie en rose et son président, l’Allemand Thomas Bach, se délectait à l’idée que le nombre de villes désireuses d’organiser les JO, toutes saisons confondues, était en nette augmentation.
Après la débandade de 2011, où seuls trois dossiers avaient été validés dans l’optique des Jeux de 2018, (Pyeongchang, Munich et Annecy), l’ancien champion olympique d’escrime pronostiquait en effet «une explosion des candidatures» pour l’édition 2022. Se fendant d’un communiqué jubilatoire, il soulignait «l’intérêt croissant pour les JO d’hiver». Résultat des courses, au lieu de cet embarras du choix annoncé, les 95 votants de son congrès se retrouvèrent quatre ans plus tard à devoir trancher entre Pékin, déjà organisatrice des JO d’été 2008, et Almaty, ancienne capitale du Kazakhstan située à 300 km de la frontière chinoise, dont on apprenait alors l’existence. Autant dire que «Beijing» fut désignée pratiquement par défaut.
Hémorragie inarrêtable
La douche froide. Pire, depuis ce mois de juillet 2015, la liste des impétrants ayant quitté prématurément le bateau olympique ne cesse de s’allonger: Rome, Boston, Budapest, Innsbruck, Cracovie, Québec, Saint-Moritz, Sapporo, Sion ou encore Oslo, capitale d’une Norvège pourtant reine des JO d’hiver. Inventaire non exhaustif. Et le dernier en date, Calgary, cité pétrolière de l’Alberta, au Canada, forcée de jeter l’éponge après le vote très négatif de ses citoyens. Une hémorragie qu’aucune thérapie ne semble pouvoir stopper. Pas même le fameux «agenda 2020», ce remaniement en 116 points adopté en urgence par le CIO en 2014, censé limiter les coûts d’organisation. La preuve par la nouvelle hécatombe d’aspirants à l’édition 2026. Une débandade qui n’épargne – pour l’instant – que Milan-Cortina d’Ampezzo et Stockholm.
Mais rien ne dit que les sérieuses divergences qui opposent actuellement l’Italie à l’Union européenne, ainsi que la nouvelle majorité politique aux commandes de la capitale suédoise, ne changent pas la donne d’ici au 11 janvier, date butoir pour le dépôt des candidatures. C’est au milieu de ce tourbillon que Paris et Los Angeles ont hérité des JO de respectivement 2024 et 2028, sans la moindre concurrence, à l’issue d’un vote à main levée. Le temps où les villes se battaient à coups de montres de luxe et d’avantages indus pour se mettre les membres du CIO dans la poche est décidément révolu. Ce n’est pas Thomas Bach, pour qui chaque désistement d’une ville allemande résonne comme un camouflet, qui nous contredira (Hambourg, Munich, Garmisch-Partenkirchen).
Alors, fin d’une époque, d’un concept, voire crépuscule de l’institution? Directeur exécutif de la maison aux anneaux, Christophe Dubi s’en défend vertement. A ses yeux, ces rejets successifs des opinions publiques ne sont pas dirigés spécifiquement contre le sport ou les JO mais relèvent simplement d’un phénomène de société qui touche tous les secteurs d’activité. En gros, un petit noyau d’individus martelant des arguments fallacieux mais résonnant aux oreilles des citoyens, liés aux coûts en particulier, aurait désormais le pouvoir, grâce aux réseaux sociaux, de faire plier l’establishment. «C’est ce qui s’est passé à Calgary», assure le Vaudois. «Tout le monde était derrière le projet. La région, la ville, les partis politiques, la chambre de commerce, les grandes entreprises et la communauté sportive. Mais au final, l’unité de décision, c’est le citoyen. Chacun veut savoir ce que l’événement va lui rapporter. Du coup, quand on lui dit que ce dernier engendrera une augmentation d’impôts, son choix est vite fait. De nos jours, il est beaucoup plus compliqué d’être partisan d’un projet de société qu’opposant», se désole le patron sportif de l’organisation, fasciné mais acerbe. Pour lui, comme pour le Neuchâtelois Denis Oswald, membre du CIO depuis 1991, la pilule est d’autant plus amère que tous les Jeux sans exception auraient généré des profits ces vingt dernières années. «Si dépassements ou déficits il y a eu, ils proviennent des constructions et des infrastructures réalisées par les villes, sans que le CIO les y ait contraintes. Ce n’est pas nous mais une récente étude de la Sorbonne qui l’atteste», affirment en chœur les deux pontes.
Un mal profond
A Vidy, ces désaffections sont prises très au sérieux mais n’inquiètent pas plus que tant. «La consommation médiatique des JO reste phénoménale et est en croissance constante», martèle Christophe Dubi, réfutant la thèse selon laquelle le CIO, calfeutré dans sa bulle et empêtré dans ses scandales, aurait trop tardé à réagir à ce désamour des pays occidentaux.
«Faux!» s’insurge encore le directeur exécutif, pour qui la chasse au gigantisme et au gaspillage d’argent public n’est pas une promesse en l’air mais une réalité en marche. A le croire, le train de réformes roule même déjà à toute allure. Grâce à lui, Pyeongchang a économisé 400 millions de dollars et Tokyo 2020, où s’ouvriront pourtant cinq nouvelles disciplines (karaté, baseball, surf, escalade et skateboard), 2,2 milliards, assure-t-il. «Et pour 2024 et 2028, nous sommes parfaitement dans les clous.» «Après deux ou trois éditions organisées sur le modèle de l’agenda 2020, tout rentrera dans l’ordre», prophétise Denis Oswald, droit dans ses bottes. Mieux, selon Christophe Dubi, la période de défiance envers le CIO et ses événements relèverait déjà du passé. «2030 intéresse six ou sept villes, 2032 une dizaine. Idem pour les Jeux de la jeunesse», parade-t-il.
Pour Jean-Pierre de Mondenard, médecin du sport et expert en dopage totalement indépendant, cette réticence des populations est au contraire une bonne nouvelle et constitue une réelle menace pour l’institution et les Jeux. «On veut nous faire croire que ce sont les coûts qui suscitent ce désintérêt. Mais le mal est beaucoup plus profond que ça. En réalité, les gens commencent à comprendre que le CIO et les grandes fédérations passent leur temps à minimiser les dérives que génèrent leurs organisations pharaoniques. On minimise le dopage, la corruption, les dégâts à l’environnement, le préjudice subi par une partie de la
communauté et on surestime les atouts et les avantages. Ces retraits en cascade démontrent simplement que le citoyen n’est plus dupe, qu’il en a marre des impostures
et des imposteurs. Isolés dans
leur tour d’ivoire, les grands dirigeants ne se rendent pas compte qu’à force de nier l’évidence, ils plombent eux-mêmes leur affaire.»
Professeur de sciences économiques et analyste réputé des retombées économiques des grandes manifestations sportives et de leurs infrastructures, le Français Jean-Pascal Gayant va plus loin encore. Sur le blog Money Time qu’il anime pour Lemonde.fr, il écrit: «Soyons sérieux. Les Jeux sont désormais un luxe de pays émergents à forte croissance ou un caprice d’autocrate mégalomane.» Une réalité qui explique selon lui le glissement des JO vers le continent asiatique ou des pays aux mains d’oligarchies.
Que reste-t-il de l’idéal olympique
Au fond, que reste-t-il du fameux idéal olympique et de sa devise «plus vite, plus haut, plus fort»? se demande Chems Eddine Chitour, professeur émérite à l’Ecole polytechnique d’Alger. «Au lieu du sentiment de fraternité que devraient incarner les Jeux olympiques, il règne un climat de guerre sur les sites. Des missiles sol-air sont déployés sur les toits des immeubles, des porte-avions sont en état d’alerte et des chasseurs patrouillent dans le ciel 24h/24. Pour ne rien arranger, les Jeux sont devenus un moyen de privatiser les profits et de nationaliser les pertes. Leur survie, ou pas, dépendra de la vitesse à laquelle ils seront réinventés», prédit l’intellectuel maghrébin. «Tout cela n’est pas si étonnant, finalement. Quand les projecteurs de l’événement s’éteignent et que les trompettes de la renommée se taisent, le citoyen lambda dont on a flatté les pulsions retourne à son quotidien et fait ses comptes», conclut Jean-Pierre de Mondenard.
Moralité, dire que vue d’Europe et d’Occident la flamme vacille tient de l’euphémisme. «Mais le feu est encore là», jure Christophe Dubi. Reste au CIO à souffler sur les braises en évitant le retour de flamme…