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  3. Sécurité énergétique versus protection de la nature: interview de Vera Weber, la présidente de la Fondation Franz Weber, avant la votation sur l’approvisionnement en électricité
Interview

Vera Weber: «La mode du climat fait oublier la nature»

La hantise d’une pénurie d’électricité pousserait même les partis et les associations écologistes à sacrifier la nature et les paysages. C’est l’analyse de Vera Weber et de sa fondation, dont le référendum permettra dans un mois au peuple d’arbitrer ce conflit aussi technique que philosophique.

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Vera Weber, présidente de la fondation Franz Weber

A Giessbach, Vera Weber dirige l’hôtel historique quatre étoiles en attendant d’avoir trouvé la ou le successeur «qui sera en accord avec l’esprit des lieux».

Remo Nägeli

Tous les partis et toutes les grandes associations écologistes soutiennent la nouvelle loi sur l’approvisionnement en électricité votée par le parlement l’automne dernier. Mais, quasiment seule contre tous, la Fondation Franz Weber a lancé un référendum, qui a abouti. Vera Weber, digne héritière du grand défenseur de la nature et du patrimoine disparu en 2019, explique les raisons qui l’ont convaincue de permettre au peuple de trancher le 9 juin prochain.

- Les Verts eux-mêmes ont qualifié votre référendum d’«irresponsable». Que leur répondez-vous?
- Vera Weber: Au sein du conseil de la fondation, avec nos avocats et nos experts, nous avons longuement analysé cette loi et ses conséquences sur la nature. Et cette analyse nous a convaincus de lancer un référendum. Il s'agissait de rester cohérents avec notre façon de protéger la nature depuis plus de cinquante ans. Et nous nous sommes sentis libres de faire ce choix difficile dans la mesure où nous n’avions pas fait partie du processus parlementaire au Palais fédéral.

- Vous aviez pressenti une incompatibilité de cette consultation avec vos valeurs?
- J’ai été alarmée par les récentes simplifications des procédures pour la construction de grands parcs solaires et éoliens, simplifications qui dépassaient toutes les limites raisonnables. Je craignais donc que cette loi n’aille elle aussi beaucoup trop loin. Ces deux dernières années, nous assistons à un emballement général, à une hystérie collective sous prétexte d’assurer l’approvisionnement énergétique et de sauver le climat par des renouvelables.

- Quels sont les scénarios rendus possibles par cette loi et que vous redoutez le plus?
- Pour commencer, la loi fait primer la construction de nouvelles installations énergétiques sur la nature, ce qui va à l’encontre de la Constitution. Elle facilite la construction d’éoliennes en pleine forêt. Elle permet aussi de placarder des panneaux solaires dans les alpages. Elle permet encore de développer le reste du potentiel hydroélectrique, quitte à submerger ou à assécher des biotopes. Nous sacrifions ainsi la nature et des paysages au profit d’un scénario énergétique dont le succès est tout sauf garanti.

- Mais si on ne fait rien, la Suisse se retrouvera à coup sûr en situation de pénurie d’électricité.
- Oui, mais l’Office fédéral de l’énergie a publié une étude démontrant qu’équiper tous les toits et façades existants de panneaux solaires produirait 110% des besoins nationaux annuels en électricité, sans compter le potentiel sur les nouvelles constructions. Or nous disposons déjà de l’hydraulique, qui assure environ 60% de notre consommation annuelle. Pourquoi ne pas choisir cette option sans dommage pour la nature afin d’assurer les 40% restants qui manqueront quand les centrales nucléaires seront mises hors service?

- Mais diversifier les sources d’énergie renouvelable a quand même du sens. En hiver, l’éolien compense en partie la faiblesse du solaire.
- Pour nous, rien ne justifie de défricher des forêts. Pour chaque éolienne, il faut raser un hectare, faire couler du béton et de l’acier dans le sous-sol si précieux et riche de la forêt. C’est scandaleux de porter atteinte à des forêts protégées depuis un siècle et demi prétendument au profit du climat. Les forêts sont elles-mêmes indispensables dans l’équation climatique, sans parler de leur rôle protecteur contre les catastrophes naturelles et leur rôle central pour la préservation de la biodiversité. Une biodiversité qui, en Suisse, se porte au plus mal. Cette loi rate le coche en n’obligeant l’installation de panneaux solaires que sur les nouvelles constructions d’au moins 300 m2, négligeant ainsi le potentiel énorme sur de plus petits bâtiments. Et elle n’encourage pas assez les économies d’énergie et l’efficience énergétique: elle ne prévoit aucune mesure concrète en ce sens. Une nouvelle fois, le parlement n’ose pas opter pour une politique volontariste et contraignante.

- Les partisans de ce compromis soulignent que des compensations écologiques sont prévues quand certains biotopes seront sacrifiés.
- Cet argument est lui aussi grotesque. On replanterait des arbres ailleurs... mais où? Sur des terres arables? Et une plantation d’arbres met des dizaines, voire des centaines d’années à acquérir la même valeur qu’une ancienne forêt. Un arbre vénérable a beaucoup plus de valeur en termes de biodiversité, de protection de la nature, de rôle climatique qu’un jeune arbre. Une forêt, ce n’est pas du jardinage. Une vraie forêt se débrouille seule, évolue à son rythme.

- Reste que votre posture sera de nouveau qualifiée d’intégriste...
- C’est la nature qui est la plus importante. Sans nature, on ne peut tout simplement pas vivre. Avec cette loi, nous scions la branche sur laquelle nous sommes assis.

Vera Weber avec son père Franz Weber

Il y a dix ans, Vera Weber succédait à son père Franz, 87 ans à l’époque, à la présidence de sa fondation. Le style de l’héritière est plus doux mais les valeurs et les convictions sont les mêmes.

Julie de Tribolet

- Donc, pour vous, il est possible d’assurer l’approvisionnement électrique de la Suisse sans altérer le moindre mètre carré de nature?
- Absolument! Et c’est bien cela qui nous a encouragés à lancer ce référendum. Il faut privilégier le solaire sur le bâti et créer pour ce faire des mesures incitatives pour les bâtisseurs et les propriétaires, et non subventionner la destruction de la nature. Car cette loi est surtout économique, elle fait miroiter des profits monstres à différents acteurs économiques sur le dos de nos paysages et habitats naturels. Cette loi fait sauter des garde-fous vieux de plus 50 ans, au mépris de la Constitution elle-même, qui demande une pesée des intérêts entre la protection de la nature et la production d’énergie. C’est inacceptable!

- Que souhaitez-vous en l’état?
- Simplement que le peuple suisse renvoie cette loi à l’expéditeur afin que le parlement la corrige. Car il y a des mesures positives dans ce projet de loi, des mesures qui pourraient être mises en œuvre rapidement.

- Comment expliquez-vous la baisse de sensibilité générale vis-à-vis de la protection de la nature?
- La mode est au climat et au climat seulement. La nature, la faune, la flore, la biodiversité sont totalement oubliées. Ce qui est pervers, c’est qu’on met en concurrence le climat et la biodiversité. On privilégie aujourd’hui l’enjeu abstrait du climat au détriment de l’enjeu tangible de la protection de la nature. Ces deux dossiers sont pourtant inextricablement liés. Trouver une solution au réchauffement climatique passe par la préservation et la restauration des écosystèmes. Mais il est plus «cool» aujourd’hui d’asperger de la peinture sur une œuvre d’art au nom du climat que de défendre des espèces ou des paysages menacés.

- Vous comprenez quand même la motivation de ces activistes du climat?
- Leur désarroi est légitime. Mais ce genre d’action me semble improductif.

- Certaines lois que votre fondation a contribué à faire passer sont depuis quelque temps modifiées par le parlement. La fameuse Lex Weber sur les résidences secondaires vient notamment d’être assouplie. Comment le vivez-vous?
- C’est une confirmation que le parlement se moque de la Constitution. On veut affaiblir la loi sur les résidences secondaires pour pouvoir construire plus, en empêchant les associations de protection de la nature de faire recours contre certains projets de moins de 400 m2. Or c’est beaucoup, 400 m2 de nature. Le fait est que les organisations de protection de la nature comme la nôtre font un usage parcimonieux de leur droit de recours, uniquement contre des projets véritablement illégaux. C’est d’ailleurs pour ça que les tribunaux nous donnent raison.

- Cette tendance à Berne au détricotage des lois protégeant l’environnement, comment l’interprétez-vous?
- Je déduis de ce démantèlement juridique que ces parlementaires et les lobbys pensent d’abord à faire des gros sous, mais pas à protéger la nature et le climat. Et désormais, on essaie de faire passer le business, notamment celui des énergies renouvelables, grâce au petit manteau vert du péril climatique. Si seulement ces gens parlaient cash! C’est de la manipulation. Et c’est la fin de la vraie écologie.

- Qui vous épaule dans ces combats à la Fondation Weber et à Helvetia Nostra, son instrument juridique, depuis que vos parents sont décédés?
- Nous sommes une petite organisation, une petite équipe qui compte des écologistes éminents dans son conseil de fondation, comme Philippe Roch. Mon équipe compte une avocate, une spécialiste en environnement, une biologiste, quelques conseillers, un secrétariat, une directrice de campagne. Nous sommes une douzaine de personnes.

- C’est peu pour lancer des campagnes ou des référendums, pour assurer le suivi des dossiers... Comment faites-vous pour tenir le coup?
- Ce n’est pas simple en effet. En l’occurrence, il aurait été bien plus facile de ne pas lancer ce référendum. Cela a été un travail de fou. Les gens croient à tort que récolter 63'000 signatures, ce n’est pas si difficile. Or nous avons travaillé jour et nuit pour y parvenir. Sans parler des ennemis que cela vous vaut et de la machinerie qui se met en marche contre vous. Et maintenant, il faut peaufiner la campagne, revoir tout l’argumentaire pour être capable de répondre à toutes les questions, tout en continuant à assurer la direction de l’hôtel de Giessbach tant que je n’aurai pas trouvé un ou une successeur.

Vera Weber, présidente de la fondation Franz Weber, dans l’hôtel de Giessbach

L’interview a eu lieu au Grandhotel Giessbach, sauvé de la destruction en 1983 grâce aux parents de Vera Weber. Ce joyau des rives du lac de Brienz célébrera ses 150 ans l’année prochaine.

Remo Nägeli

- Après la votation, vous offrirez-vous des vacances?
- J’en doute fort. Mais vous savez, j’étais à très mauvaise école avec mes parents. Ils travaillaient jour et nuit, sept jours sur sept, 365 jours par année. Non, j’exagère: pas à Noël!

- Quel score espérez-vous dans cette votation où vous êtes pratiquement seule contre tous?
- Gagner sera bien sûr très difficile. Dépasser 40% serait déjà formidable. Je pense qu’un bon score est possible et salutaire. Ce serait symboliquement très précieux pour rappeler aux leaders de ce pays que le peuple suisse est très attaché à la nature et à ses paysages.

- Ce référendum à la David contre Goliath démontre en tout cas que vous êtes la digne héritière des valeurs de votre père, Franz Weber, décédé il y a cinq ans.
- On peut trouver cela étonnant, voire farfelu, mais j’ai eu le sentiment d’avoir pu converser avec lui l’automne dernier quand le texte de cette loi a été rendu public dans le bulletin officiel. Et j’ai acquis la conviction que mon père aurait lui-même lancé un référendum pour s’opposer à cette loi extrêmement néfaste pour la nature.

- Vous êtes très émue en parlant de ce dialogue avec votre père...
- Oui, parce que cette loi représente une régression de la Suisse par rapport à toute l’œuvre de préservation de mon père. Et cela m’attriste énormément.

Par Philippe Clot publié le 15 mai 2024 - 10:54