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Une vie numérique sans like est-elle possible?

Révolution sur les réseaux sociaux: les jours des like visibles sont comptés. Testée par Instagram, une initiative veut abolir ces marques d’approbation qui fragilisent la santé mentale des abonnés. Trois jeunes Romands commentent leur relation au «j’aime».

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«Si les likes s’évaporent, je serai frustrée, car j’ai l’habitude de cette unité de mesure», dit Manon Cuenot, 20 ans, Bonfol (JU). Nicolas Righetti / lundi 13

«Qu’est-ce qui te rend le plus malheureux en ce moment?» «Instagram», répondait instinctivement Johan, à quelques jours de ce qu’il surnomme son «suicide digital», en janvier 2018. Il n’est pas le seul. L’application a été élue «pire réseau social» pour la santé mentale des jeunes, selon un sondage de la Royal Society for Public Health au Royaume-Uni en 2017.

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«J’étais accro, toujours à la recherche d’une gratification éphémère, c’était dangereux», constate Johan Corminbœuf, 24 ans, Lausanne (VD). Nicolas Righetti / lundi 13

Très actif à l’époque, le Lausannois de 24 ans avait créé un compte prometteur, celui d’un photographe en devenir. Suivi par 20 000 personnes, il chassait les likes. Un de ses clichés de montagne aurait même été apprécié 1,4 million de fois. Un score phénoménal. Mais l’euphorie a laissé place à la pression. «J’étais accro, toujours à la recherche d’une gratification éphémère, c’était dangereux», explique aujourd’hui le digital designer qui a supprimé son compte «commercial». Cloué au lit par une blessure, il avait constaté qu’il avait perdu dix-huit heures à pianoter sur Instagram en une semaine.

«Chacun d’entre nous peut se retrouver pris dans le jeu des likes», commente le Pr Yasser Khazaal, psychiatre spécialiste des addictions au CHUV. Il mentionne l’obsession et les vérifications incontrôlables qui empêchent d’être suffisamment présent pour d’autres activités. «Il faut s’alarmer lorsque le rapport entretenu avec les likes s’associe à des fluctuations d’humeur trop importantes ou que des tensions relationnelles apparaissent.» L’expert en dépendance ajoute que ces troubles touchent davantage les personnes qui accordent une grande importance à la vie sociale en ligne. Le curseur pointe vers les digital natives, ceux qui ont grandi avec internet. Il leur suggère alors d’avoir un usage éclairé. Prendre un peu de distance en désactivant les notifications, par exemple.

De son côté, pour redorer son blason, Instagram réfléchit depuis le printemps 2019 à une version sans le décompte des likes. Une application jugée moins anxiogène, puisque le succès d’une publication serait invisible pour les autres. Pendant l’été, six pays ont joué les cobayes, dont la Nouvelle-Zélande. Emilie, une Vaudoise de 22 ans, y a séjourné à la fin de ses études de tourisme. Elle découvre par hasard cette nouvelle mise à jour. «J’étais super contente. Pour moi, il faudrait même effacer l’option «j’aime». Encore mieux, l’idéal, ce serait un monde sans Instagram», lâche celle qui décrit la plateforme comme la plus narcissique qu’elle connaisse.

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«Pour moi, il faudrait même effacer l’option "j’aime". Encore mieux, l’idéal, ce serait un monde sans Instagram», confie Emilie Dupasquier, 22 ans, Gilly (VD). Nicolas Righetti / lundi 13

Pourtant, comme beaucoup de ses camarades, elle peine à imaginer sa vie sans l’application. «J’essaie de prendre mes distances, mais je sais que je ne pourrais jamais la quitter complètement. Le besoin d’y être est trop ancré», confie-t-elle, perplexe. Etre connecté, c’est une nécessité. Et qui dit réseaux sociaux dit bien souvent frénésie du pouce levé sur Facebook ou du cœur rouge sur Instagram: je like, tu likes, nous likons.

Né en 2007, le geste est devenu une routine des pratiques numériques. Ce phénomène a non seulement bouleversé les interactions sociales, mais il produit également des effets néfastes sur la construction de l’estime de soi, comme l’ont montré plusieurs études. Avec ses filtres et ses mises en scène, la plateforme centrée sur l’image, qui compte à ce jour un milliard d’utilisateurs, modifie le rapport au réel.

Dans le magazine Wired, Adam Mosseri, le boss d’Instagram, déclarait être prêt à «prendre des décisions à l’encontre du business pour le bien-être des gens». Convaincu par la démarche, Facebook annonce en septembre qu’il va suivre les traces de sa descendante – le géant bleu possède la plateforme photo – et lance ses propres essais. Le 14 novembre dernier, Instagram surenchérit et décide d’étendre la démarche à l’échelle internationale sur un petit échantillon.

Manon Cuenot, étudiante en théâtre de 20 ans, n’est pas fan de ce changement. «Je trouve flatteur de savoir le nombre de likes, ça booste. Et quand je n’en reçois pas, je ne me sens pas attaquée dans mon amour-propre, avance la Jurassienne. Si les likes s’évaporent, je serai frustrée, car j’ai l’habitude de cette unité de mesure. Je trouve cool de pouvoir comparer la réussite de mes différents posts.» Un calcul que la future comédienne pourra tout de même accomplir manuellement dans l’Instagram présenté comme «plus sain».

Expert en stratégie digitale et médias sociaux, Stéphane Koch se réjouit que les «serial likers», ceux qui cliquent abondamment sur tout et n’importe quoi, tirent leur révérence face au public en ligne. Celui qui donne des cours pour sensibiliser les adolescents à la vie numérique voit d’un bon œil la mutation, surtout pour les sortir d’un conformisme augmenté par les «j’aime». «Pour les activistes, par contre, la fin du like peut signer une perte de capacité à mobiliser», explique-t-il en exposant un effet négatif.

Quoi qu’il en soit, tous s’accordent sur le fait qu’Instagram réalise un joli coup marketing avec cette annonce. «Pour moi, ça reste juste un pansement. Au final, j’aimerais qu’ils me laissent plus de liberté, comme le choix d’avoir ou non cette fonctionnalité», critique Johan, qui a continué d’utiliser Instagram avec son compte privé. A noter que le stress et l’anxiété engendrés ne se cantonnent pas au nombre de likes. Les stories, publications éphémères aux mille gadgets, pèsent aussi sur le moral des utilisateurs. Solitude, harcèlement en ligne ou FOMO («Fear of Missing Out», soit la peur stimulée par les réseaux sociaux de manquer un événement) inondent le web à l’heure actuelle.

Et pourtant, à l’image d’Emilie, peu d’entre nous décident de supprimer leur avatar en ligne. Même les plus critiques.


Xenia Tchoumi: «Si Instagram arrête d’être engageant, j’irai voir ailleurs»

L'influenceuse suisse Xenia Tchoumi, au 1,62 million de suiveurs, réagit.

- Quelle a été votre première réaction en apprenant qu’Instagram testait une version internationale sans «j’aime» visibles?

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Xenia Tchoumi a 1,62 million de followers. DR

- Xenia Tchoumi: Dans le fond, cela ne changera pas grand-chose. Les commentaires deviendront les nouveaux likes. On sera moins centré sur l’approbation de masse et plus sur des contenus spécifiques.

- Pour les influenceurs, perdre le décompte des likes, c’est quand même renoncer à une des bases de leur activité, non?
- Plus qu’un facteur de motivation, le like est un moyen de validation qui montre que tes suiveurs s’intéressent à ton travail. En retirant cette unité de mesure, ce sera en effet plus difficile pour les marques de voir si tel ou tel profil fonctionne bien.

- Donc vous êtes anxieuse pour votre modèle d’affaires?
- Non, mais sans les likes, il sera nécessaire de réaliser plus d’analyses internes pour collaborer avec chaque marque.

- Il paraît qu’Instagram planche sur une version professionnelle qui transmettrait les données pour les partenariats…
- Si Instagram peut laisser les data visibles pour certains comptes professionnels, ce serait la solution parfaite.

- Comme le projet est encore en phase de test, est-ce que ce serait plus simple au final qu’il n’aboutisse pas?
- Instagram prend un risque avec cette évolution et, s’il arrête d’être engageant pour les utilisateurs, ils vont simplement migrer ailleurs. Et moi avec. Nous avons d’autres plateformes comme TikTok, YouTube ou même Snapchat qui peuvent prendre le relais.


L'éditorial: commençons par arrêter de mentir

Par Michel Jeanneret

Et si Instagram tuait le like? C’est l’une des questions qui occupent notre magazine cette semaine. Pour les non-initiés des réseaux sociaux qui auraient envie de tourner rageusement la page de cet éditorial, ce petit rappel: Instagram est une plateforme digitale sur laquelle chacun peut poster ses photos privées. Celles-ci sont ensuite «jugées» par sa communauté, soit par le biais d’un commentaire ou d’un petit cœur (le like en question), clin d’œil complice d’approbation. A première vue, la démarche semble anodine, mais la nature humaine est si mal fichue – chacun étant empêtré dans son petit ego – que nous sommes devenus des drogués du like. A la manière de «junkies» qui auraient besoin de doses toujours plus élevées, les malades les plus graves sont tellement obsédés par le fait de récolter un maximum de petits cœurs en montrant leur vie au monde entier qu’ils en oublient… de vivre.

La préoccupation est devenue telle que certains anciens cadres de Google ou les dirigeants de Facebook (propriétaire d’Instagram) en viennent à se demander s’ils n’ont pas créé un monstre, d’où l’idée de faire machine arrière sur les mécanismes les plus addictifs, ceux-là même qu’ils ont pourtant soigneusement mis en place pour faire de nous un public captif. D’où l’idée de tuer les likes pour nous libérer de cette pression sociale.

Seulement voilà, si notre société numérique est malade, c’est aussi d’une chose que la suppression des likes ne résoudra certainement pas: celle du mensonge à large échelle sur la réalité de nos propres vies, déformées à l’excès pour être embellies, tout cela parce qu’une existence banale est devenue aujourd’hui la plus grande honte sociale. Contre cela, Facebook et compagnie ne pourront rien. Le seul sursaut viendra de nous, de notre capacité à nous afficher au-delà du paraître, comme le fait très courageusement l’acteur Carlos Leal qui ose décrire la misère derrière les paillettes d’Hollywood. On vous conseille la lecture de cet article. Vous allez liker.


Par Jade Albasini publié le 13 décembre 2019 - 09:42, modifié 18 janvier 2021 - 21:07