En 2021, il est encore possible de rêver sa vie de couple en dehors des projets conventionnels de type villa Minergie. Maige Baeriswyl, Fribourgeoise de 26 ans, et son compagnon, Morgan Pham, Vaudois de 32 ans, ont un besoin impérieux de simplicité, de mobilité, de liberté, d’indépendance et de grands espaces. «Je rêve depuis longtemps d’habiter dans une "tiny house" et de ne posséder que l’essentiel, explique la jeune femme. Mais j’ai aussi un grand besoin de voyages, de nouveaux paysages, de nature sauvage. Avec ce camion, nous sommes sur le point de concrétiser tous ces idéaux.»
Le couple a donc acheté un Saurer 6DM de 1985, motorisé par un 6-cylindres de 12 litres et dont l’habitacle était conçu pour les troupes spécialisées dans la défense contre les armes chimiques. Le précédent propriétaire de ce 4x4 monstrueux avait déjà aménagé cette boîte en fibre de carbone. Mais Maige et Morgan ont décidé de tout refaire afin de rendre les 12 m2 de la boîte véritablement habitables à l’année, même avec leurs deux chiens, Guss et Tyson. Isolation, électricité solaire, purificateur d’eau, fenêtre, chauffage, douche, toilettes sèches… Le défi technique est immense. Mais Morgan, ancien mécanicien moto chez KTM devenu technicien sur les F/A-18 des forces aériennes suisses, sait à peu près tout faire grâce à ses différentes expériences professionnelles, notamment dans l’installation de chauffage.
«On a pu compter sur l’aide de nos familles pour le support matériel, porter les trucs lourds et la place pour le camion. Sinon, c’est d’habitude moi qui aide tout le monde plutôt que l’inverse», analyse Morgan en souriant. Ce projet comporte aussi une deuxième vitesse, celle, à long terme, de l’exil.
Car la petite Suisse, aussi étriquée que réglementée et surpeuplée, n’offre pas à cette «tiny house» poids lourd un environnement adapté à son gabarit. Les deux amoureux ont donc acheté 4 hectares de forêt en Suède, à 200 km au nord-ouest de Stockholm, une propriété agrémentée d’un droit de pêche et de chasse, histoire de s’approcher de l’autarcie.
C’est grâce à son travail dans les forces aériennes suisses, qui s’entraînent au nord de la Suède, que Morgan avait découvert ce pays. «Nous économisons pour partir nous y installer avec le camion dans dix ans environ, explique-t-il. Et comme en Suède il y a pénurie de travailleurs spécialisés, je pourrai trouver du travail du jour au lendemain. Mais plutôt à 50%.» Maige, elle, se réjouit d’élever des animaux par dizaines: des poules, des lapins, des chèvres...
La vie en ermites dans ce coin de forêt suédoise n’effraie en aucune manière ce couple vivant dans la campagne fribourgeoise et qui ne souhaite pas avoir d’enfants. «Ce sera zéro stress absolu», se réjouit la jeune femme, qui n’a pourtant rien d’une fainéante. Après une formation de spécialiste en photographie, elle a travaillé dans la sécurité et rejoindra bientôt la police municipale de Lausanne comme assistante de sécurité publique.
Et puis le camion, tout de même exigu en dépit de son aménagement ultra-rationnel, sera prolongé un jour par une remorque. Mais pas une bête remorque pour transporter des objets. L’attachement des deux jeunes gens pour le minimalisme les protège de toute accumulation de bidules. Ce sera une remorque-salon, plus précisément une sorte de salon d’hiver avec un chauffage (peut-être solaire), une pièce mobile et cosy qui servira aussi de chambre d’amis. Car même si leur propriété en Suède compte une petite maison qu’ils se réjouissent de retaper progressivement à chacun de leur séjour, ils se voient vivre avant tout dans leur camion.
Reste que cette aventure mobile hors norme n’est pas à la portée des premiers venus. Elle a d’ailleurs failli ne jamais voir le jour. Car malgré ses compétences et après avoir pourtant parfaitement réussi l’aménagement d’un premier van, un vieux Dodge avec lequel les deux amoureux sont notamment allés jusqu’à Belle-Ile-en-Mer, deux autres engins promis à une merveilleuse reconversion aboutirent à des fiascos décourageants. Ce fut d’abord un vieux camion de pompier Chevrolet qui arrivait à peine à monter les pentes, puis une ancienne dépanneuse, une Chevrolet également, qui allait s’avérer incapable d’obtenir son homologation. Victime de son choix délibéré de réaliser des projets exceptionnels plutôt que des engins standards, Morgan a mal vécu ces deux ratages: «Là, j’ai failli tout abandonner.» Aujourd’hui, il est le premier à en rire. Car l’option du camion militaire, en se présentant au moment idéal, a redonné foi en ses capacités au maître d’œuvre. «Et sur le plan mécanique, c’est un engin qui correspond parfaitement à mes compétences.»
Les esprits chagrins diront que jeter son dévolusur un véhicule qui avale tout de même 30 litres de diesel aux 100 km n’est pas le plus écologique des projets. Sans parler du goût pour le motocross, plus précisément l’enduro, que Morgan se réjouit de pratiquer plus librement sur les chemins forestiers de son futur pays d’adoption. Maige tient alors à rappeler que l’écobilan d’un foyer est un calcul plus subtil que le fait de s’arrêter sur les nuisances les plus visibles. Le mode de vie frugal du couple, en dehors des aspects motorisés, peut soutenir allègrement la comparaison en termes de verte sainteté avec la plupart des maisonnées conventionnelles. On peut d’ailleurs en savoir plus sur leur philosophie de vie, sur leur manière de s’inventer un avenir bien à eux sans voler quoi que ce soit à personne sur leur chaîne YouTube «Maige & Morgan». Comment dit-on «bonne route» en suédois?